Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/314

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et douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et sur le corsage de sa robe verte des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front ; ses yeux brillaient là-dessous ; une odeur de patchouli s’échappait de ses bandeaux ; la carcel posée sur un guéridon, en l’éclairant d’en bas comme une rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.

Elle lui dit d’une voix onctueuse, en tirant de son porte-monnaie trois carrés de papier :

— « Vous allez me prendre ça ! »

C’était trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.

— « Comment ! lui ? »

— « Certainement ! »

Mlle Vatnaz, sans s’expliquer davantage, ajouta qu’elle l’adorait plus que jamais. Le comédien, à l’en croire, se classait définitivement parmi « les sommités de l’époque ». Et ce n’était pas tel ou tel personnage qu’il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple ! Il avait « l’âme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de l’Art » Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des trois places.

— « Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14. »

Et, sur le seuil :

— « Adieu, homme aimé ! »

— « Aimé de qui ? » se demanda Frédéric. « Quelle singulière personne ! »

Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos d’elle : « Oh ! ce n’est pas grand-chose ! » comme faisant allusion à des histoires peu honorables.