Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/51

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît « des plats de ménage, des choses naturelles » ! Enfin il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu’à minuit, jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l’établissement, exténué, le suppliait de sortir.

Et ce n’était pas l’amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l’habitude ancienne d’y causer politique ; avec l’âge, sa verve était tombée, il n’avait plus qu’une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu’il roulait le monde dans sa tête. Rien n’en sortait ; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d’occupations, bien qu’il se donnât pour tenir un cabinet d’affaires.

Arnoux paraissait l’estimer infiniment. Il dit un jour a Frédéric :

— « Celui-là en sait long, allez ! C’est un homme fort »

Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne Arnoux s’en rapportait à son expérience.

Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, — jusqu’à lui offrir l’absinthe de temps à autre ; et quoiqu’il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c’était l’ami de Jacques Arnoux.

Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d’étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l’émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l’opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles,