Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/87

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Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :

— « Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ? »

Frédéric balbutia :

— « Il me semble que nous sommes tous des amis ? »

— « Pas tous des vieux ! » reprit-elle.

C’était le repousser d’avance, indirectement.

Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ? Elle l’éconduirait sans doute : ou bien, S’indignant, le chasserait de sa maison ! Or, il préférait toutes les douleurs à l’horrible chance de ne plus la voir.

Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l’intéresser.

Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, — tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.

Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes ; et, un jour qu’il n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :

— « Mais, saprelotte ! qu’est-ce que tu as ? »

Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe