Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/390

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hélait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille.

On s’arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques, mettait d’autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l’Hirondelle.

La ville alors s’éveillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile noir baissé.

Par peur d’être vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus court. Elle s’engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui est là. C’est le quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette passait près d’elle, portant quelque décor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentait l’absinthe, le cigare et les huîtres.

Elle tournait une rue ; elle le reconnaissait à sa chevelure frisée qui s’échappait de son chapeau.

Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jusqu’à l’hôtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait… Quelle étreinte !

Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ;