Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/635

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« Mais comment pouvoir s’en débarrasser ? Puis elle avait beau se sentir humiliée de la bassesse d’un tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou par corruption ; et chaque jour elle s’y acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme s’il l’avait trahie ; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’y décider.

« Elle n’en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu de cette idée : qu’une femme doit toujours écrire à son amant.

« Mais en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme, fait de ses plus ardents souvenirs. » Ceci n’est plus incriminé : « ensuite elle retombait à plat, brisée, car ces élans d’amour vague la fatiguaient plus que de grandes débauches.

« Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle… elle recevait du papier timbré qu’elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre ou continuellement dormir. »

J’appelle cela une excitation à la vertu, par l’horreur du vice, ce que l’auteur annonce lui-même, et ce que le lecteur le plus distrait ne peut pas ne pas voir, sans un peu de mauvaise volonté.

Et maintenant quelque chose de plus pour vous faire apercevoir quelle espèce d’homme vous avez à juger. Pour vous montrer non pas quelle espèce de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et où il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usé par lui, et dans les passages duquel il s’est inspiré pour dépeindre cette concupiscence, les entraînements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites, qui ne peut pas l’y rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus, et ne le rencontre jamais. Où Flaubert a pris ces inspirations, messieurs ? C’est dans ce livre que voilà ; écoutez :

« Illusion des sens.

« Quiconque donc s’attache au sensible, il faut qu’il erre nécessairement d’objets en objets, et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place ; ainsi la Concupiscence, c’est-à-dire l’amour des plaisirs, est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c’est le changement qui le fait revivre. Aussi qu’est-ce autre chose que la vie des sens, qu’un mouvement alternatif de l’appétit au dégoût, et du dégoût à l’appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre l’ardeur qui se ralentit et l’ardeur qui se renouvelle ? Inconstantia, concupiscentia. Voilà ce que c’est que la vie des sens. Cependant dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par l’image d’une liberté errante. »