Page:Flaubert - Notes de voyages, I.djvu/337

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dolent et aigre, il jette sa voix ; les pieds des chevaux trébuchent sur les pierres. Puis nous montons par une pente douce. Vers 10 heures, le ciel blanchit en face de nous, la lune bientôt se lève. Nous sommes dans une campagne plantée de caroubiers, ils sont énormes et gros comme des pommiers ; de temps à autre il y a de grandes places où l’on voit plus clair ; je me souviens, à ma gauche, de quelque chose qui avait l’air d’un grand vallon qui descendait (de jour cette route doit être superbe). La lune est très claire, on y voit bien, nous marchons bon pas, le chemin est devenu moins mauvais. Vers minuit, nous mangeons un morceau. Caroubiers. Nous sommes sur un plateau, nous passons près d’un douaire, les chiens hurlent, il faut se taire. De temps à autre on fume une pipe (Smaël-Aga m’apporte la sienne, un petit chibouk noir, à nœuds, recouvert d’une calotte de cuivre), on admire la tournure d’un arbre au clair de lune. J’ai énormément joui du voyage cette nuit-là. La nuit est froide, vers le matin je suis obligé de descendre plusieurs fois à pied pour me réchauffer. Sassetti tombe de sommeil, il voit de grands escaliers. Le jour paraît : nous sommes au milieu des caroubiers et des azaroliers, bouquets de verdure inégalement plantés, c’est charmant. Nous descendons vers la plaine, le soleil paraît tout à coup, il m’enflamme la figure ; les joues me rôtissent ; je remonte à cheval. Nous sommes environ au milieu de la route, nous avons encore sept heures de marche. Le vieux négociant se rapproche de Joseph et lui inspire des craintes que nos hommes ne trouvent pas ridicules : « Nous avons deux heures sérieuses à passer ».