Page:Flaubert - Notes de voyages, I.djvu/378

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chancelant et aux trois quarts agonisant sur son cheval éreinté par sa course à Beyrout ; c’est sur lui qu’Abou-Issa était monté pour y aller. Descentes rapides par d’exécrables chemins. Quelques troupeaux de chèvres. À gauche surtout, la montagne est superbe, boisée, rocheuse, ardue ; ce sont des lits de torrents, dans lesquels on descend presque en se suspendant aux pierres. Il y a un mamelon, puis une sorte de plateau, puis une seconde descente. Au bas de celle-ci est le village de Iebhaila, où nous arrivons à 7 heures et demie ; il fait nuit close, les chiens hurlent, quelques lumières. Un matelas est vite étendu dans la maison du curé maronite, dans une grande chambre voûtée. Au lieu d’être mieux au repos, notre malade nous paraît aller pis, j’ai peur qu’il ne meure dans la nuit, la fièvre est très violente, le regard fixe, il n’a plus guère la force de parler et ne sait plus où il est.

Nous nous installons sous un arbre, sur une espèce de petite terrasse faite, il me semble, pour recevoir des visites et faire le khieff. Le Père Amaya me fait armer mes armes, de crainte des chacals qui, selon lui, vont probablement nous passer sur le corps. « Roulez-vous bien dans votre couverture, me dit-il quelque temps après, il y a dans ce village-ci beaucoup de serpents ». Je le vois lui-même arranger son fusil et il montre comment, pour avoir un point de mire, il fait au bout de la baguette deux petites oreilles en papier. La lune était superbe, elle éclairait toute la vallée ; la plaine s’allait perdre dans des profondeurs bleu sombre ou se tenait le silence. Nous avons causé des morts, il m’a conté le jour où il avait quitté sa mère pour la