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NOTES DE VOYAGES.

avais-je envie de lui dire des injures à cette bonne femme ? Serait-ce que notre joie est toujours la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur qu’il y ait à compatir ?

Vers Fontainebleau, quelques flammèches de la locomotive s’étant envolées, une d’elles est entrée dans le coupé et brûlait tranquillement mon paletot, quand je me suis réveillé à des cris aigus de terreur qui partaient de dessous le chapeau de ma voisine ; elle nous croyait déjà tous brûlés vifs, comme à Meudon, et accusait nos cigares dont nous nous étions pourtant abstenus par courtoisie. À la nuit tombante, comme elle grelottait de froid, je lui ai couvert les genoux avec ma pelisse de fourrure. Quelque temps après elle s’est mise à vomir par la portière, qu’il a fallu laisser ouverte, toujours par bon procédé.

Je suis monté sur l’impériale. Comme il faisait froid, on avait abattu le vasistas. Tout en fumant, je me laissais aller au branle du chemin de fer qui nous emportait sur les rails. Devant nous une diligence sur son truck se balançait comme un navire ; les éclats de charbon de terre embrasé voltigeaient avec force des deux côtés de la route. Nous traversions des villages, des collines coupées à pic par la route, ou bien quelques petits champs de vignes où les échalas avaient l’air d’épingles fichées en terre.

À ma droite était un monsieur maigre, en chapeau blanc ; à ma gauche, deux conducteurs de diligence qui, par-dessus leur veste, avaient passé leur blouse bleue. Le premier, marqué de petite vérole et portant pour toute barbe une large