Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/117

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vous glissait en avant, on entendait autour du gouvernail l’eau clapoter plus clair et dans le silence la barque s’avançait, puis, secouée, repartait.

Derrière, on voyait Quiberon reculant graduellement sa plage de sable ; à gauche les îles d’Houat et d’Hoedie bombant sur la surface du pâle azur leurs masses d’un vert noir, Belle-Isle grandissant les pans à pic de ses rochers couronnés d’herbe et la citadelle dont la muraille plonge dans la mer, qui se levait lentement de dessous les flots.

On y envoyait dans un régiment de discipline les deux soldats escortés par le gendarme, et que moralisait de son mieux un fusilier qu’il avait pris comme renfort pour les contenir. Le matin déjà, pendant que nous déjeunions, l’un d’eux, en compagnie du brigadier, était entré dans l’auberge d’un air crâne, la moustache retroussée, les mains dans les poches, le képi sur l’oreille, en demandant à manger « tout de suite » et à boire n’importe quoi, fût-ce de l’arsenic, appelant, jurant, criant, faisant sonner ses sous et damner le pauvre gendarme ; maintenant il riait encore, mais des lèvres seulement, et sa joie devenait plus rare à mesure qu’à l’horizon se dressait le grand mur blanc où il allait bêcher la terre et traîner le boulet. Son compagnon était plus calme. C’était une grosse figure lourde et laide, une de ces natures d’une vulgarité si épaisse que l’on comprenait de suite, l’immense mépris qu’ont pour elle ceux qui poussent sur le canon cette viande ani-