Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant de plaisir à me voir à leur place et eux à la mienne ! Les rôles me semblaient intervertis, d’autant plus que l’un d’eux voyageait pour sa santé — c’était bien plutôt à lui d’être malade — ; le second s’occupait de botanique — et qu’est-ce qu’un botaniste a à faire sur les flots ? — le troisième avait l’air d’un gros paysan décrassé, indigne de regarder la mer et de rêver, tandis que moi j’aurais eu si bonne grâce à table ! La nuit venue je l’aurais passée à contempler les étoiles, le vent dans les cheveux, la tempête dans le cœur. Le bonheur est toujours réservé à des imbéciles qui ne savent pas en jouir.

Je m’endormis enfin, et mon sommeil dura à peu près quatre heures. Il était minuit quand je me réveillai, j’entendais les trois prêtres ronfler, les autres voyageurs se taisaient ou soupiraient, un grand bruit d’eaux qui venaient et se retiraient se faisait sur les parois du navire, la mer était rude et la mâture craquait ; une faible lueur de lune qui se reflétait sur les flots venait d’en face et disparaissait de temps en temps, et celle de la lampe jetait sur les cabines des ondulations qui passaient et repassaient avec le mouvement du roulis. Alors je me mis à me rappeler Panurge en pareille occurence, lorsque « la mer remuait du bas abysme » et que tristement assis au pied du grand mât il enviait le sort dès pourceaux ; je m’amusai à continuer le parallèle, tâchant de me faire rire sur le compte de Panurge afin de ne pas trop m’attrister sur moi-même. L’immobilité à laquelle j’étais condamné