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CORRESPONDANCE

néant tournoie. Quelque chose d’indéfini vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être. Ce qui prouve peut-être que l’on vieillit, c’est que le temps, à mesure qu’il y en a derrière vous, vous semble moins long. Autrefois, un voyage de six heures en bateau à vapeur (en pyroscaphe, comme dirait le pharmacien) me paraissait démesuré ; j’y avais des ennuis abondants. Aujourd’hui, ça a passé en un clin d’œil. J’ai des souvenirs de mélancolie et de soleil qui me brûlaient tout, accoudé sur ces bastingages de cuivre et regardant l’eau. Celui qui domine tous les autres est un voyage de Rouen aux Andelys avec Alfred (j’avais seize ans). Nous avions envie de crever, à la lettre. Alors, ne sachant que faire, et par ce besoin de sottises qui vous prend dans les états de démoralisation radicale, nous bûmes de l’eau-de-vie, du rhum, du kirsch et du potage (c’était un riz au gras). Il y avait sur ce bateau toutes sortes de beaux messieurs et de belles dames de Paris. Je vois encore un voile vert que le vent arracha d’un chapeau de paille et qui vint s’embarrasser dans mes jambes. Un monsieur en pantalon blanc le ramassa… Elle était à Trouville, la femme d’Alfred, avec son nouveau mari. Je ne l’ai pas vue.

Dès lundi je me livre à une Bovary furibonde. Il faut que ça marche, et bien ! Ce sera ! Et toi, bonne chère Muse, où en est la Servante ? Tu as bien raison d’y être longtemps. Parle-moi de ta santé. Tes vomissements t’ont-ils reprise ? Et permets-moi, à ce propos, un petit conseil que je te supplie de suivre. Je crois ton habitude, de ne boire que de l’eau, détestable. Mon frère m’a soutenu, il y a quelque temps, que dans notre pays c’était une cause