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LA FÊTE

NOUVELLE INÉDITE
Par Mathias MORHARDT


Il y a dans l’air comme un frémissement profond. La foule est ivre. Les drapeaux sont ivres. Et, à la fête que célèbrent les hommes, l’automne ajoute le glorieux pavois des feuilles.

Au delà des choses qu’on voit, au delà de ces grands murs gris bariolés d’oriflammes flottantes, une clameur immense est suspendue comme le bruit de millions de cloches assourdies qui sonneraient toutes ensemble. Et parfois, pareille au crissement d’une fusée qui monte, éclate et retombe, c’est tout à coup un tumulte de voix claires qui domine un instant le grondement des multitudes permanentes.

À l’appel de cette ivresse profusément répandue, et qui est folle et douce à pleurer, Aloys a éloigné de lui le papier où s’entrecroisent capricieusement les arabesques du poème inachevé :

Ah ! tout est bu, tout est mangé…

Où l’état d’innocence qui convient au génie et qui le libère du scrupule de redire ce qui a été dit déjà ? Où donc la robuste violence qui étrangle la voix du doute et qui souffle les fortes tempêtes du large ? Mais n’est-il pas, peut-être, une spiritualité supérieure ? Et l’homme qui atteint le sommet de l’intelligence et du savoir n’est-il pas, par là même, impropre à la fonction subalterne du poète ?…

Aloys obéit à la sollicitation invincible qui l’assiège, et il descend, lui aussi, dans la rue. Ah ! combien pèse peu le rêve délicat qui le hante auprès de l’énorme besogne collective d’une foule inoccupée ! Et comme un sourire de consentement et de complicité s’harmonise, seul, à ce moment, avec le cœur des hommes !

Il va. Il va devant lui n’importe où, là où le mène la multitude, toujours diverse et pareille à elle-même, dans le cycle fermé de son piétinement perpétuel.

— Hé, là-bas, lui crie une petite passante, une apprentie de quinze ans, sans chapeau, aux cheveux défaits, au visage enflammé, et qu’entraînent dans leur parabole sans fin, quelques dizaines de gamins et de gamines, qui se tiennent par la main — hé, là-bas ! ris donc, toi, c’est fête !…

Cependant, Aloys a marché longtemps. Ses yeux sont gorgés de toute cette joie répandue, qui brille sur le front lumineux de la foule et dont il est visible qu’aucune satiété ne menace la manifestation ardente. Le sentiment de cette unanimité le pénètre d’une émotion si profonde que c’est à peine s’il remarque, en passant, les endroits où la vaste cité est le plus séduisante et, particulièrement, le fleuve attirant et mystérieux qui roule docilement son dos moiré de vert sous les portes ouvertes des ponts, et d’où il monte pourtant un peu d’humidité fraîche sur les lèvres que la poussière a desséchées. Et voici que tout à coup quelque chose d’insolite l’arrache à son extase imprécise. Le rythme d’un pas ferme et léger accompagne son pas. Depuis combien de temps ? Il ne sait. Il n’ose ni ralentir, ni s’arrêter, ni se retourner… Mais il se souvient soudain. C’est à l’angle du quai et du pont qu’il a ressenti la commotion précise de deux yeux clairs qui le regardaient. Plaisamment, il s’était dit à lui-même que si ces yeux avaient projeté au dehors la flamme qu’ils recélaient, il y aurait, sur les siens, comme une trace de brûlure.

Ce pas jeune et souple, comme il sonne sur le sol dur ! Aloys perçoit, maintenant, le bruissement d’une jupe flottante. Mais est-ce bien à son propre pas que ce pas est attaché ? Que lui veut, à lui, rêveur irrésolu, cet esprit volontaire et hardi ? Il n’a rien qui lui appartienne. Que donnerait-il, lui qui attend tout ?

Il s’est arrêté et soudain elle a surgi à côté de lui. Elle le regarde de ses grands yeux ardents où tremble un rire un peu ému, et qui semblent l’interroger jusqu’au fond de l’âme. Perplexe, il balbutie. Il ôte gauchement son chapeau. Il le remet. Il devrait parler pour parler le premier. Il ne parvient à formuler aucune pensée. C’est une ouvrière blonde, aux cheveux fous qui encadrent son visage mat. Ses vêtements noirs sont propres et modestes. C’est fête ! Elle a mis la toilette qui sied le mieux à sa taille flexible et au floconnement d’or pâle qui s’échappe de dessous sa capeline de crêpe noir. Et c’est une image douce et charmante que celle de cette enfant qui semble s’offrir chastement pour la consommation totale de la fête. Elle parle avec une confiance courageuse, la poitrine gonflée, le ton passionné et pressant : — Comme c’est beau, la Fête ! Je n’ai pu rester chez moi. De ma fenêtre, on ne voit ni la foule, ni les drapeaux. Et quand on est seule, il n’y a pas de fête.

Aloys n’a pas essayé de l’interrompre. Il l’écoute. Le son de cette voix correspondrait-il mystérieusement aux voix qu’on entend le soir lorsque, fatigué par les longues et vaines méditations, on songe tout à coup qu’une journée entière s’est écoulée, et que nul