Page:Focillon - Vie des formes, 1934.djvu/82

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quelle variété de types, de mythes, d’atmosphère, de ton ! Et nous aussi, à l’intérieur des mêmes pauvres hasards, nous créons nos mythes, notre style, avec plus ou moins de relief et d’autorité. Ainsi procède l’artiste avec son roman peu chargé d’aventures. Réduit à un dossier de police, à la notice d’un dictionnaire, combien il est sobre de faits ! Voici Chardin, heureux dans l’intérieur modeste d’une bourgeoisie étroite, presque populaire ; Delacroix dans son atelier solitaire ; Turner volontairement claquemuré dans l’incognito pour se protéger contre les circonstances. On dirait qu’ils restreignent le cours ordinaire de l’existence à un perpétuel alibi, pour mieux accueillir les événements essentiels, qui leur viennent de la vie des formes. Le théâtre le plus restreint leur suffit, et, s’ils l’élargissent, c’est que l’exige la forme dans l’esprit. De là leurs voyages, qui ne les transportent pas seulement dans l’espace, mais dans le temps. De là, nous le verrons, la création des milieux nécessaires. Parfois la vie est double, et Delacroix nous en offre un singulier exemple. L’acte de sa vie se joue entre les quatre murs d’un réduit peu accessible, et son humanité épisodique se développe ailleurs. Le soir, il est dans le monde et, le jour, à sa tâche, sur le plan héroïque. L’homme, en lui, aime la poésie et la musique qui correspondent le moins à sa peinture, mais l’ « homme de goût » ne saurait renoncer au scandale de cette peinture-là et, comme il est aussi homme de pensée, il explique la manière dont vivent ensemble, étroitement unis, les deux Delacroix. Nul texte ne montre mieux que son Journal l’empire des formes sur un esprit : d’un homme supérieur elles prennent et elles nous donnent tout. Il est vrai que certaines existences d’artistes semblent exiger l’événement, courir au-devant de lui et se vouer au siècle avec une ardeur qui nie cet empire même : mais Rubens ordonnateur de fêtes publiques et légat se donnait le luxe de composer des Rubens vivants, et toujours cette famille d’esprits a pris la vie extérieure comme une matière plastique à laquelle elle aimait imposer sa propre