Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me rendit les plus grands hommages et me mit à la tête de ses pupilles sur le même pied que lui.

Et là-dessus, ô moines, ceci me vint à l’esprit : « En vérité cette doctrine d’Arâda ne mène pas au salut, elle ne mène pas chez son adepte à la totale extinction de la douleur. Pourquoi n’irais-je pas poursuivre plus avant mes recherches ? » Or donc, ô moines, après être demeuré tant qu’il me plut à Vaïçâlî, je partis pour le Magadha et y poursuivis ma tournée[1]

C’est ainsi qu’il arrive à Râdjagriha, où notre texte lui fait aussitôt rencontrer, comme nous venons de voir, le roi Bimbisâra ; puis le récit reprend sur nouveaux frais (ch. XVII) : « Or donc en ce temps-là, ô moines, Roudraka, fils de Râma, s’était établi aux abords de Râdjagriha la grand-ville avec une grande troupe de disciples, avec sept centaines de disciples ; et il enseignait à leur confrérie une doctrine fondée sur l’obtention (d’un état psychique) où il n’y a plus ni conscience ni inconscience… » Et l’histoire se déroule de la même manière que ci-dessus, en attribuant la même bienveillance au Maître, la même présomption au soi-disant disciple. Il y a même cette fois cette circonstance aggravante que, nous dit-on, le Bodhisattva ne feint de se mettre à l’école de Roudraka que pour mieux se démontrer à lui-même et dénoncer aux autres l’insuffisance de sa doctrine… Nous nous abstiendrons de qualifier le procédé, puisque le Bodhisattva ne saurait en être rendu responsable, mais seulement la sottise de ses prôneurs attitrés ; et nous ne nous attarderons pas davantage à des lectures plus déconcertantes qu’instructives. Ce qui eût beaucoup mieux fait notre affaire, c’eût été un exposé précis et détaillé des deux enseignements que l’apprenti Sauveur suivit sans doute avec beaucoup plus de docilité qu’on ne veut l’avouer ; mais le texte nous laisse le soin d’en déterminer la nature. Essayons : l’entreprise n’est pas aussi désespérée qu’on pourrait craindre.

Les pèlerins qui au petit printemps se rendent en si grand nombre à Prayâg (Allâhâbâd) se plaisent à contempler comment, jusque bien en aval de leur confluent, les eaux blanches de la Gangâ côtoient sans se confondre avec elles les eaux sombres de la Yamounâ. Aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire de la pensée indienne, c’est-à-dire jusque dans les Oupanishads, nous distinguons de même, à côté de la tradition du Védânta ou parachèvement du Véda, un courant d’idées complètement indépendant de la fameuse « bible aryenne », et aussi pluraliste, rationaliste et agnostique que l’autre est moniste, révélationniste et théosophique. Son nom seul de Sânkhya, qui signifie « nombre », indique assez qu’il voulait avoir un caractère scientifique ; car la science à ses débuts est avant tout « énumération ». À la Révélation des brahmanes il oppose la libre pensée des intellectuels nobles et bourgeois, telle qu’elle se dégageait peu à peu des notions astrologiques et biologiques héritées des vieilles civilisations asianiques. Nous ne possédons de cette doctrine qu’un exposé tardif et déjà systématisé par la scolastique brahmanique ; mais quiconque se penche sur elle y distingue toujours des con-

  1. Le passage est traduit du LV p. 238-9. Le récit du sutta 26 du Majjhima-nikâya, trad. dans BT p. 334 s., ne présente aucune divergence notable : il donne toutefois pour le gotra d’Alâra (skt Arâḍa) le nom de Kâlâma (cf. aussi supra p. 307) et non de Kâlâpa, en quoi il est d’accord avec le BC.