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premiers feux de sa gloire (ce sont les campagnes d’Italie et d’Égypte), puis poursuivant sa triomphante carrière au milieu des signes du zodiaque représentés par ses maréchaux, jusqu’à ce qu’enfin vaincu dans une lutte suprême contre les puissances du froid et des ténèbres (c’est la retraite de Russie), il agonise et s’éteint au fond de l’océan Austral (à Sainte-Hélène). Aussi H. Oldenberg a-t-il eu beau jeu à revendiquer contre l’intransigeance de cette conception purement mythologique les droits de l’histoire. Le caractère mythique de certains traits de sa légende ne permet pas de mettre en doute le fond réel de la biographie du Bouddha. Il y a plus d’un enfant dont la naissance a coûté le jour à sa mère. Il pousse d’autres arbres sur le sol de l’Inde que l’Arbre des Nuées des sagas scandinaves, et c’est sous un de ces arbres toujours feuillus des tropiques que, selon la coutume des religieux de son temps et du nôtre, Çâkya-mouni était assis à l’heure de son Illumination. Simple yogui entre tant d’autres (on dirait à présent sâdhou ou fakir), il a mené une existence parfaitement tangible, terrestre, humaine. C’est sur un bûcher de bois qu’a eu lieu, selon la coutume indienne, la crémation de son cadavre ; et, les traditions qui nous ont été transmises à son sujet une fois dépouillées de leurs enjolivements suspects, « il nous reste entre les mains un noyau solide de faits positifs, acquisition à la vérité fort modeste, mais absolument sûre, pour l’histoire ».

— Soit, répond Émile Senart dans le dernier opuscule[1] qu’il ait consacré à cette question : le Bouddha a certainement existé ; il a même exercé un prestige personnel des plus puissants, puisqu’il s’est avéré un fondateur d’ordre religieux et un entraîneur de foules. De tout cela nous tombons d’accord : mais en quoi cela nous explique-t-il le tour particulier qu’a pris sa légende ? Admettons qu’il ait été assis sous un vulgaire figuier au moment de son Illumination et que celle-ci n’ait été qu’une crise psychologique comme en ont eu de tout temps les visionnaires : encore reste-t-il à expliquer pourquoi cette crise d’âme a été conçue comme un duel entre le moine solitaire et le Dieu de l’Amour et de la Mort, et représentée comme une victoire sur une armée de génies du mal. Hallucination ou allégorie, dira-t-on ? Mais d’où vient que cette fantasmagorie démoniaque reproduise justement les épisodes, les accessoires et les couleurs du vieux duel atmosphérique, entre le dragon des ténèbres et le héros lumineux, dont sont remplis les hymnes védiques ? Et comment se fait-il que pour désigner l’acte de la prédication on ait eu recours au vieux symbole solaire de la roue, arme invincible du Monarque universel[2] ? À toutes ces questions et à bien d’autres encore il n’est qu’une réponse recevable : c’est que ces symboles, ces figures, ces décors hantaient les esprits dans les milieux où s’est développé le bouddhisme. À l’indice personnel du fondateur et à l’apport doctrinal de ses moines, il faut encore ajouter la collabo-

  1. É. Senart Origines bouddhiques (Bibl. de vulgarisation du Musée Guimet, vol. XXV Paris 10907 p. 6 et 42 du tiré à part).
  2. Nous employons l’équivalent « Monarque universel » pour le Cakravartin indien auquel É. Senart a consacré tout le premier chapitre de son Essai. — Il va de soi qu’une grande partie de ce dernier ouvrage garde une valeur durable. Nous ne songeons pas à dissimuler que nous avons suivi une méthode diamétralement inverse de la sienne. À la façon des mythologues comparatistes il part du mythe, considère que celui-ci s’est mué en légende et le saisit en train de s’acheminer à l’état de conte (p. 435). Nous partons au contraire du récit traditionnel et ne nous interdisons pas de discerner ce qu’il peut avoir de fond historique dissimulé sous les superstructures mythiques édifiées après coup. Mais nous ne pouvons que nous retrouver d’accord quand (p. 448) il réclame pour l’action populaire une large place et décèle dans la tradition plus d’une fiction empruntée au cycle vishnouite. D’autre part nous n’écartons pas systématiquement et à l’avance, comme H. Oldenberg, les traditions légendaires dont le caractère apocryphe est évident : nous les retenons au contraire pour tâcher d’en tirer, à défaut de données historiques, d’utiles enseignements sur le jeu de l’esprit humain. En fait les documents indiens nous fournissent avant tout (ainsi qu’il est spécifié p. 13) les éléments d’une étude de psychologie religieuse. Reconnaissons qu’ils ne permettent guère d’aborder le bouddhisme que de ce biais. L’étudiant doit savoir qu’aucune recherche de fond ne peut plus être entreprise sur cette religion par qui ne dispose pas des sources tibétaines et chinoises en même temps que des indiennes.