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git d’un grand nombre ! C’est pourquoi il déplaît aux dieux que les hommes en sachent trop long[1]… »

Comprenez-vous à présent pourquoi le duel entre le Bodhisattva et Kâma-Mâra est doublement inévitable, et voyez-vous, campés face à face, les deux protagonistes du drame de la Sambodhi ? Ne croyez pas toutefois que l’issue de leur conflit (qu’on feint de croire incertaine, mais qui déjà pour nous ne fait pas de doute) suffise à clore la question. La victoire du Bodhisattva témoignera de sa prééminence sur tous les êtres, elle n’apportera aucune solution au problème de l’universel salut. C’est seulement au cours de la nuit suivante que, grâce à une série d’observations et de raisonnements, le Prédestiné parviendra à frayer pour tous la voie de la délivrance finale et à ouvrir la brèche par laquelle dieux, hommes, bêtes, larves et damnés pourront s’évader du tourbillon des renaissances. — Voilà, dira-t-on peut-être, bien des paroles inutiles : si la vie est radicalement mauvaise et la douleur à ce point insupportable, n’avons-nous pas le remède sous la main ? Qu’on enfume les abeilles, et que leurs peines soient à jamais finies ; et qu’un suicide collectif anéantisse l’humanité… — C’est là parler comme un Européen qui serait en outre matérialiste : un haussement d’épaules serait toute la réponse des bouddhistes. Si unanime que pourrait être ce suicide, il ne servirait absolument à rien : car nul n’a le pouvoir d’abolir à volonté son karma ni, par conséquent, de ne pas renaître. Le samsâra ne lâche pas si aisément sa proie. Pour que la mort soit vraiment la libération finale, le Nirvâna duquel il n’est pas de retour, il faut encore que, grâce à la pratique de toutes les vertus, par la totale suppression du désir et de l’égoïsme, on ait coupé jusqu’à la dernière racine de la vie, bref qu’on n’ait atteint rien moins que l’état de sainteté ; et c’est ainsi que la morale la plus pure viendra se greffer sur la plus désolante des doctrines et atténuer ce que dans son fond elle a de désespéré.

Mâra Pâpîyân. — Mais n’anticipons pas sur le chapitre de la Première Prédication : c’est à peine si nous commençons à éclairer notre route à travers le dédale des descriptions successives qu’on va nous donner de l’Abhisambodhana. Nous avons cru apercevoir les raisons profondes qui opposent le Bodhisattva à Mâra : mais nous n’avons encore fait qu’entrevoir ce dernier au passage et il importe que nous fassions plus ample connaissance avec sa complexe personnalité. Apprenons, pour commencer, que c’est un très grand et très puissant dieu : plus haut que le paradis des Quatre Gardiens du monde, que celui des Trente-trois, que celui de Yama, que celui des Toushitas, que celui des dieux « qui se complaisent dans leurs propres créations », c’est dans celui de « ceux qui jouissent à volonté des créations des autres », c’est au sixième étage du ciel qu’il règne ; et son empire ne s’étend pas seulement sur les cieux inférieurs, mais encore sur la terre et sur les sous-sols étagés des enfers — bref sur toute la sphère dite

  1. Bṛhad-âraṇyaka-upanishad I 4, 10.