Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

menues interpolations près il n’en soit pas l’auteur) affecte une tournure didactique et mnémotechnique à l’usage évident de catéchumènes. Définissant tour à tour en termes techniques l’existence, l’origine, la suppression et le traitement du mal, elle résume en quatre propositions la thérapeutique de la souffrance humaine. Toutefois il ne saurait échapper à personne que les deux premières thèses ne font que mettre en vedette les deux chaînons essentiels, Douleur et Désir, tandis que les deux suivantes se bornent à énoncer le résultat de sa rumination de la chaîne d’abord en ordre inverse, puis sous sa forme négative[1] (cf. supra, p. 170-1) ; la doctrine n’a pas fait un pas de plus :

I. « Voici la noble vérité sur la douleur : la naissance est douleur ; la vieillesse est douleur ; la maladie est douleur ; la mort est douleur ; la réunion avec ce que l’on n’aime pas est douleur ; la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur ; bref, toute la trame de notre être est douleur. »

Une fois de plus notre point de départ est la constatation de l’existence du douhkha : il est clair que le mot ne désigne encore que la douleur humaine sous les formes variées qu’elle peut prendre, non seulement les souffrances physiques, mais aussi les afflictions morales ; il finira par signifier, par delà le mal de vivre, le mal métaphysique. Ce que nous avons traduit par « la trame de notre être » s’exprime en termes techniques par les « cinq agrégats (skandha[2]) » qui en s’agglomérant constituent cette mosaïque de mosaïques qu’est en fait notre illusoire, transitoire et misérable personnalité. La vieille dénomination de « nom et forme » distinguait déjà en nous des éléments physiques et mentaux (supra, p. 165) : le Bouddha trouva ces derniers déjà vaguement analysés et répartis par ordre croissant de subtilité en quatre catégories selon qu’ils sont du ressort de la sensibilité (plaisir, douleur, sensations), de l’intellect (notions, concepts) ou de la volonté (tendances, forces, volitions) et ressortissent finalement tous à la conscience du moi — entendez à ce sentiment universellement répandu et ridiculement erroné qui nous fait croire que nous sommes « quelqu’un », une entité substantielle et durable, et qui nous situe d’emblée au centre du monde en distinction d’avec lui. C’est cette illusion, de toutes la plus tenace et moralement la plus pernicieuse, que le Bouddha prendra particulièrement à tâche de combattre[3] ; mais, si différents que puissent être les points de vue dont on l’envisage, il est impossible de ne pas reconnaître dans l’antique définition indienne de l’âme une approximation de celle qu’en donnent nos vieux manuels de philosophie comme « ce qui pense, veut et sent » — et, est-il ajouté, en prend conscience.

II. « Voici la noble vérité sur l’origine de la douleur : c’est la soif qui mène de renaissance en renaissance, avec son cortège de plaisirs et de passions, cherchant çà et là son plaisir : la soif de plaisir, la soif d’existence, la soif de puissance ».

La « soif[4] » n’est autre que le désir, la convoitise, la concupiscence, bref cette avidité de jouissances qui renaît sans cesse de sa satisfaction même (« autant chercher à se désaltérer avec de l’eau salée ») et est à l’origine de toutes nos fautes comme de tous nos tourments. Le texte n’en énumère que trois sortes : mais, subdivisée à plaisir par les scholiastes, elle devient une hydre à cent huit têtes dont chacune inflige une particulière morsure à la pauvre humanité.

III. « Voici la noble vérité sur l’abolition de la douleur : c’est

  1. Le LV marque expressément la connexion entre les deux formules.
  2. Les noms des cinq skandha sont rûpa (désignant les corps matériels caractérisés par l’impénétrabilité), vedanâ, sañjñâ, saṃskâra et vijñâna (ces quatre derniers d’ordre mental, caitta ou caitasika) ; bien entendu il ne s’agit que des upâdâna-skandha de l’homme ordinaire (pṛthag-jana), encore sous l’influence des passions. Pour leurs subdivisions comme pour les listes des 12 âyatana et des 18 dhâtu se reporter à Rhys Davids, Buddhism p. 90 s. ; BT p. 487 s. ; Th. Stcherbatsky, Central Conception of Buddhism p. 95 s. ; BPh p. 83 s. etc.
  3. Cette erreur, de toutes la plus funeste, s’appelle la satkâya-dṛshṭi (pâli sakkâya-diṭṭhi) ou théorie de la permanence du moi.
  4. V. taṇhâ (skt tṛshṇâ) dans le Dictionnaire pâli de Childers. Nous avons traduit vibhava° ou vibhûti° par « puissance » : le contexte semble prouver qu’il s’agit bien de cette soif d’expansion, de ce désir de conquête, de cette volonté de puissance dont le monde vient encore de faire la cruelle expérience sous le déguisement du « nécessaire espace vital », et contre quoi le ch. xvi de la Bhagavad-gîtâ prononce déjà un si éloquent réquisitoire. Mais, mettant à profit le double sens tantôt négatif et tantôt amplificatif du préfixe vi, les exégètes n’ont pas tardé, pour la commodité de leurs polémiques, à traduire au contraire ce mot par « inexistence » : avec la « soif d’existence » et la « soif d’inexistence » ils pouvaient en effet brandir le texte sacré pour condamner tantôt les Éternalistes (Çâçvata-vâdin) qui professaient la croyance à la survivance d’une âme substantielle, et tantôt les Annihilationnistes (Ucchedavâdin) qui, niant toute espèce de survivance, arrêtaient à la mort de l’individu le déroulement du karma et niaient ainsi la rétribution morale des œuvres dans une autre existence. Il se peut d’ailleurs que l’expression de vibhava-tṛshṇâ ait été interpolée à cette intention. — La parabole de l’eau salée revient fréquemment (cf. LV p. 184 l. 15 ; 242, l. 14 ; 324, l. 3-4 etc.).