Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/242

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Il n’en faut pas davantage pour que la vie cénobitique ou de couvent se substitue peu à peu chez elle à la vie érémitique. Bientôt, avec l’accroissement constant du nombre des moines, les logis se multiplient sur le terrain qui lui appartient en toute propriété. Les cellules, jadis isolées, se soudent et se disposent en vastes quadrangles pareils à ceux des caravansérails et finissent par s’entourer de toutes les dépendances nécessaires à une agglomération humaine, salles de réunion, réfectoires, salles de bain, cuisines, latrines, etc. Les donations accumulées de champs et même de villages entiers transforment même ces monastères en vastes exploitations agricoles, employant un nombreux domestique et ayant parmi les moines eux-mêmes leurs « maîtres » et leurs intendants[1] attitrés. Au terme de cette évolution nous aboutissons aux véritables villes closes que sont les grands couvents lamaïques du Tibet. — Où est le mal ? dira-t-on peut-être ; en France aussi nous avons eu dès les temps mérovingiens de grands établissements de ce genre, asiles de paix et conservatoires des études… — Là n’est pas la question : ce qu’il s’agit de s’expliquer, c’est pourquoi et comment le bouddhisme a disparu de la contrée qui l’a vu naître. On ne voit pas que l’islamisme ait entièrement détruit le christianisme dans le Levant, ni le mazdéisme en Iran, ni l’hindouisme dans l’Inde : en vertu de quel privilège à rebours le bouddhisme s’est-il laissé totalement abolir dans son berceau ? N’hésitons pas à souligner ce qui nous paraît être la raison principale de cette singulière disparition : c’est qu’en fait il n’existait que grâce à sa Communauté monastique, et qu’en permettant à celle-ci d’accepter des donations foncières, le Bouddha a d’avance signé son arrêt de mort. Quand à partir du xie siècle les Musulmans envahirent la péninsule, les moines bouddhiques, à cause de leur costume spécial et de leur vie conventuelle, furent de tous les religieux les plus aisés à repérer et par suite à exterminer. Une fois les monastères rasés par l’incendie et leurs hôtes passés au fil de l’épée ou réduits à s’enfuir dans les montagnes du Nord et dans les pays des Mers du Sud, la Bonne-Loi était complètement déracinée, et il suffisait de la durée de deux générations pour étouffer dans les masses populaires tout souvenir distinct d’une religion naguère si florissante avec ses milliers de fondations, ses grands centres d’enseignement, ses riches bibliothèques, ses docteurs réputés et leurs légions de disciples. C’est ainsi que le bouddhisme indien a disparu de l’Hindoustan comme du Dekkhan pour se réfugier, hors du courant des invasions, dans l’île de Ceylan ou dans les principautés himâlayennes. Qui ne voit que si les « fils du Çâkya », comme on appelait les bhikshou, au lieu de se dénoncer d’eux-mêmes par leurs agglomérations sédentaires à leurs implacables ennemis, s’en étaient tenus à la coutume originelle de la vie errante et dispersée, ils seraient restés insaisissables, et, comme tant d’autres sectes, auraient pu survivre aux premières fureurs de la conquête musulmane : leur fixation à la terre les perdit.


  1. Vihâra-svâmin et karmadâna ; sur le développement des monastères v. AgbG I p. 158 s.