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plus ni gain ni perte, et avanies ou bienfaits glissent sur lui comme l’eau roule sur la feuille de lotus. Le roi indo-grec Ménandre, que la crainte de ses trop nombreux ennemis rive à son trône, soupire d’envie devant le moine mendiant qui passe, débarrassé de tout souci, et se compare lui-même à un lion enfermé dans une cage d’or[1]. On n’en peut douter : c’est dans le sentiment de sa totale indépendance que le chemineau religieux, « libre comme l’oiseau dans l’air, sans haine parmi les haineux, sans envie parmi les envieux, sans désir parmi les cupides », puise la joie supérieure qui éclate dans tant de stances du Dhamma-pada[2]. À cette intime satisfaction ajoutez le goût de la solitude et sa douceur secrète, un sentiment de la nature non moins vif dans la plaine et la montagne indiennes que parmi les collines de la Galilée ou de l’Ombrie, une sympathie universelle qui s’étend jusqu’aux animaux ; et vous découvrirez dans le renoncement total des abîmes de félicité inconnus du vulgaire. Curieuse et, somme toute, heureuse inconséquence de l’esprit humain : incontestablement le bouddhisme est en son fond dernier la plus pessimiste des doctrines, et cependant on a pu parler sans paradoxe excessif, et en s’appuyant sur nombre de citations précises, de « l’exubérant optimisme » de ses adhérents[3].

Sur un autre point encore il convient d’attirer l’attention des étudiants du bouddhisme. La personnalité de son fondateur ne nous est pas seulement donnée comme éminente entre toutes : il ne nous est pas caché qu’elle est double. Pendant une période infiniment longue il a été le Bodhisattva, l’être prédestiné à la parfaite Clairvoyance, et à ce titre, on s’en souvient, il est censé avoir accompli à chacune de ses renaissances une multitude d’actions généreuses et poussé tour à tour à leur comble toutes les vertus altruistes. Dès qu’il fut devenu pour le bref, mais non moins important espace de quelques lustres le Bouddha parfaitement accompli, planant désormais comme du haut de l’empyrée au-dessus de toutes les vicissitudes humaines, il ne s’est plus guère préoccupé que d’assurer, à force de préceptes et surtout de défenses, le salut des disciples qui avaient mis leur recours en lui. À se souvenir de ces deux aspects différents du Maître, on comprend mieux ce qu’il est advenu de son église. D’une part la vieille communauté de l’Inde centrale a particulièrement retenu le côté monacal et disciplinaire de son enseignement, et s’est arrêtée à l’idéal saintement égoïste de l’arhat, uniquement soucieux d’échapper aux lacs de la douleur et déterminé à briser sans pitié tous les obstacles, familiaux ou autres, qui peuvent se dresser sur le chemin de sa Délivrance. D’autre part les sectes du Nord-Ouest, se développant dans un autre climat et ouvertes aux influences occidentales, ont préféré se réclamer de l’exemple du prince de la Charité, du héros toujours prêt à tous les sacrifices imaginables ; et par là elles ont eu le sentiment d’ouvrir une « Voie supérieure » à celle où s’étaient enlisés les Anciens et qui

  1. Milinda-pañha trad. Finot p. 121 et 124.
  2. DhP st. 93, 197-9 etc.
  3. Rhys Davids Early Buddhism p. 73 ; v. aussi Oldenberg P. 248. Pascal qualifie également la « renonciation totale » de « douce ».