Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/335

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dans le même vide sidéral que le leur, il ne trouve à faire tourner que l’enfantine image de la Grande roue. Quand il professe une sorte de phénoménisme intégral, cela ne veut pas dire qu’il ait poussé l’analyse des sensations aussi loin que Hume et que l’école anglaise. Quand il traite sur le même pied données physiologiques ou psychiques, ce n’est pas davantage qu’il soit arrivé au même stade d’expérimentation que nos psycho-biologistes, mais seulement qu’il ne différencie pas encore nettement ces deux ordres de faits. Ne lui demandez pas s’il est matérialiste ou idéaliste ; non plus que les présocratiques, il n’en sait rien : matière et esprit s’interpénétrant encore, le monde et l’idée qu’il s’en fait se confondent pour lui dans le même acte. Les éléments ultimes du Devenir, pour évanescents qu’il les conçoive, ont néanmoins une sorte de réalité : on ne peut pas dire qu’ils sont, mais, puisque connaissables et par suite nommables, on ne peut davantage dire qu’ils ne sont pas — non pas même le Nirvâna qui, étant le seul inconditionné, est proprement le contraire de tous les autres. Travaillant à la suite du Maître sur ces « normes » (dharma[1]), la secte des Doyens n’en compte pas moins de cent soixante-dix, et, en ce cas particulier, il est à croire que la liste la plus longue est la plus ancienne, parce que la plus confuse[2]. Or, si l’on parcourt ce catalogue à peine coupé de quelques rubriques classificatrices, on y voit se coudoyer les notions les plus hétéroclites. Organes sensoriels et sensations, états affectifs et concepts, facultés intellectuelles et forces morales, idées et volitions, vertus et vices, potentialités salutaires, funestes ou neutres, tout cela s’aligne à la file et sur le même plan. On tient en mains la preuve qu’au lendemain de la mort du Bouddha, et a fortiori de son vivant, physiologie et psychologie, physique et métaphysique, systématique et morale étaient toujours mal débrouillées. Nous sommes au temps où, de l’aveu même des peuples qui nous ont laissé par écrit leurs mémoires, le siège de la pensée n’était pas encore placé dans le cerveau, mais dans le cœur.

Le résultat immédiat de ces observations n’est pas seulement de dissiper les illusions rétrospectives que d’aucuns nourrissent et propagent sur la prétendue modernité des vieux penseurs indiens. En même temps qu’elles nous empêchent d’oublier les vingt-quatre siècles qui nous séparent de Çâkya-mouni et de faire trop bon marché de l’apport des civilisations qui, en dépit de bien des éclipses, ont brillé dans l’intervalle, elles nous permettent de proposer une solution à la plus grave difficulté que rencontre l’interprétation du système du Bouddha — nous voulons dire le raccord entre sa métaphysique et son éthique. On a vu ci-dessus comment il a tiré de la Formule de la Production conditionnée, deux moutures bien distinctes, d’une part dans sa Première prédication, et d’autre part dans la seconde homélie adressée aux mêmes auditeurs[3]. Tandis que la conclusion des Quatre vérités affirme et précise son intention moralisatrice, celle du Sermon

  1. Sur les dharma en question v. BPh p. 104 s. et Th. Stcherbatsky, The Central Conception of Buddhism and the meaning of the word dharma (Londres, 1923).
  2. Nous avons averti dès le début (supra p. 23) que nous ne prétendrions pas restituer le « bouddhisme primitif » ; v. St. Schayer Precanonical Buddhism (Archiv Orientalni VII 1-2, 1935) ; J. Przyluski La théorie des skandha (Rocznik Orjentalistyczny 1928 XIV 1-5), etc.
  3. Supra p. 207.