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conséquence l’absence de tout ressentiment et de toute inclination à rendre le mal pour le mal. Puis vient la « compassion » à l’égard de toutes les souffrances, ce qui n’exclut pas le souci de les adoucir de son mieux. En troisième lieu la « sympathie joyeuse » prend part à tout ce qui arrive d’heureux à autrui, bannissant ainsi l’ignominieux péché d’envie après l’insensibilité et la haine. Enfin, couronnant le tout, vient la maîtri ou mettâ, et quand on nous la définit en sanskrit aussi bien qu’en pâli comme « l’amour qu’une mère ou qu’un père et une mère portent, dût-il leur en coûter la vie, à leur fils unique[1] », il n’y a plus ici d’équivoque possible : cet amour n’est pas le sentiment neutre et passif que d’aucuns se plaisent à dénoncer. Tout vrai bouddhiste doit, faute de rédempteur, se racheter lui-même de la vie par la vertu ; mais, ce faisant, il travaille effectivement au bonheur universel. Seulement — en matière de morale humaine il y a toujours quelque réserve à sous-entendre — il faut bien se rendre compte que la charité du moine ne saurait être la même que celle du laïque. Celui-ci peut dans la mesure de ses moyens imiter de loin les perfections altruistes du Bodhisattva, à commencer par sa bienfaisance ; ne possédant rien, le moine ne peut plus faire d’autre aumône que celle de la Bonne-Loi. En revanche, connaissant mieux que les gens du monde où gît le souverain bien, le bouddhiste est en droit d’user parfois à leur égard de rigueur, sinon de coercition. C’est en le tirant bon gré mal gré par les cheveux qu’un ami d’enfance aurait jadis amené Çâkya-mouni lui-même, alors né comme brahmane, aux pieds du Bouddha Kâçyapa, son prédécesseur immédiat[2]. Ainsi, pour sauver les âmes, on peut parfois aller jusqu’à maltraiter les corps. C’est aussi ce que pensait Torquemada, mais il exagérait. Quand le Bienheureux faisait des convertis malgré eux, c’était « par la force de sa bienveillance » : ce sont les légendes apocryphes du Nord-Ouest de l’Inde qui lui font se servir à l’occasion de son bras séculier, le porte-foudre Vadjrapâni[3].

Le gentilhomme. — Reconnaissons-le sans ambages : depuis le temps que nous tournons à l’aide des textes de sa primitive église autour de la personne du Bouddha, sa riche complexité nous laisse des plus perplexes. Nous voyons bien qu’en elle venaient se fondre toutes les contradictions, s’éclairer toutes les obscurités, se valoriser toutes les banalités de sa morale ou de sa philosophie : mais, de quelque point de vue qu’on l’envisage, il est chaque fois beaucoup plus facile de dire ce qu’il ne fut pas que ce qu’il fut. On ne peut accepter sans restriction l’opinion d’Ernest Renan quand il veut que « seul parmi les grands fondateurs de religion, Çâkya-mouni ait été un métaphysicien[4] » : pourtant il est indéniable qu’il a voulu faire de sa doctrine une œuvre de raison et non de foi. Il n’est pas réaliste, quoiqu’en disent les vieux Sarvâstivâdin, puisque pour lui ce monde n’est qu’un « mirage » ou un « reflet de lune sur l’eau » ; mais il se dé-

  1. SN st. 149 ou LV p. 280 l. 6-8.
  2. L’anecdote est contée tout au long dans MVU I p. 320 s.
  3. Nous faisons allusion à la conversion du Nâga Apalâla (AgbG fig. 272-5).
  4. Vie de Jésus p. 41.