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chaire à sa prédication : combien n’eût-il pas été plus simple de le faire éclore lui-même en cette magique fleur ? Mais, qu’on le regrettât ou non, ce tour de passe-passe n’était plus possible : des souvenirs précis et localisés opposaient à ces pieuses divagations une barrière infranchissable. Bon gré mal gré l’imagination populaire a dû transiger avec les faits, et de cette transaction est résultée la cote mal taillée qu’on va lire.

Tenue en échec par les données traditionnelles, la légende s’est ingéniée à tourner l’obstacle qu’elle ne pouvait emporter de front. Le Bodhisattva réside dans le ciel des Toushitas en conformité avec des lois universelles ; mais, à présent qu’il le quitte, le surnaturel pourra d’un certain biais reprendre ses droits. Par une exception unique, et que seule sa primauté sur tous les êtres peut justifier, on ne croit pas devoir moins faire que de suspendre en faveur du dieu Çvêta-kêtou, à l’exclusion de tout autre, le cours automatique du karma. Jamais il n’aura à percevoir sur lui-même les cinq signes précurseurs de sa chute prochaine : c’est de son gré, en plein bonheur, en toute prescience qu’il procède lui-même, douze ans d’avance, après mûre délibération, au choix des circonstances de sa vie dernière. Pour ce faire, il se livre en compagnie de ses divins congénères aux quatre grandes « Investigations », et tout à tour il examine quel est le temps, le continent, le pays et la famille où il convient qu’il renaisse : certains disent même qu’il examina en cinquième lieu quelle femme il élirait pour mère. Bref, seul entre tous les vivants, il détermine librement tous les accompagnements de son ultime renaissance. Tel est du moins le conte que se plaisent à nous faire ses sectateurs. C’est une satisfaction morale qu’ils s’offrent à eux-mêmes en faisant fléchir devant leur Maître l’inflexible destin. Aussi bien n’y a-t-il pas pour eux d’autre manière de le « sublimer », ainsi qu’ils en éprouvent l’irrépressible besoin ; et, dans l’espèce il ne leur est pas difficile de l’affranchir de lois qu’ils ont eux-mêmes inventées.

Mais examinons à notre tour le résultat des quatre Examens, et nous constaterons aussitôt que, si leur goût pour les fictions pieuses les emporte, il ne les a pas entraînés bien loin, tenus qu’ils étaient en d’étroites lisières. Leur Bodhisattva a beau tourner et retourner avec ses compagnons de ciel toutes les hypothèses et prospecter tous les mondes imaginables, le choix qu’il fait est fixé d’avance et, à chaque fois, servilement calqué sur les données de la tradition. Pour que sa prédication soit bienvenue et efficace, il lui faut naître en un temps où la vie humaine, ni trop longue ni trop courte, ait une durée normale d’environ cent ans[1] : et, comme par hasard, tel est justement le cas du nôtre. Entre les quatre continents que domine la cime centrale du mont Mêrou, le Djambou-dvîpa (le Continent du pommier rose[2]) a un incontestable droit de priorité : et en effet c’est l’Inde. Dans l’Inde même, tous les pays excentriques étant par définition écartés,

  1. Si la vie humaine était trop longue, la salutaire crainte de la mort prochaine ne ferait plus réfléchir les méchants ; si elle était trop courte, les bons n’auraient pas le temps d’en découvrir la foncière vanité.
  2. Le nom scientifique du jambu est Eugenia Jambolana.