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la vérité traditionnelle. Si fort qu’il répugne à l’esprit logique d’un Français d’admettre qu’il puisse y avoir plusieurs sortes de vérités, celle-ci constitue déjà une acquisition fort appréciable ; et enfin nous restons libres de ne l’accepter qu’en y mêlant le grain de sel qu’il convient.

À son intérêt documentaire viendra pour notre agrément s’en joindre un autre, et non des moins prenants : nous voulons parler du charme à la fois voluptueux et mélancolique qui se dégage de tableaux de mœurs parfois composés avec un sens dramatique et littéraire assez émouvant. En nous penchant grâce à eux sur la jeunesse du Bodhisattva, nous sommes tout au moins sûrs d’apercevoir sous ses deux aspects les plus frappants, avec son ardeur à la fois sensuelle et mystique, ses langueurs passionnées et ses brusques sursauts d’ascétisme, l’âme éternelle de l’Inde. Remémorons-nous en effet ce que nous avons déjà lu. La conviction primordiale qu’on nous a conviés, mais non contraints à partager, c’est la croyance à la sans-pareille supériorité du Bodhisattva en toutes choses : mais sur ce thème fondamental nos auteurs se sont réservé le droit de broder deux séries de variations nettement contradictoires de ton comme d’inspiration. D’une part Siddhârtha n’est pas seulement l’héritier présomptif du trône paternel, il est en même temps l’empereur désigné du monde, si seulement il veut bien consentir à le devenir : il faudra donc entasser sur sa personne et autour d’elle toutes les splendeurs, les richesses, les jouissances dont normalement s’accompagne un train de vie plus que royal. Mais d’autre part, chacun sait que ce déploiement de luxe et cette surabondance de plaisirs n’ont pu retenir notre héros dans le siècle : il faudra donc aussi qu’à travers la peu édifiante description de sa vie mondaine on nous fasse d’abord pressentir, puis comprendre l’extraordinaire revirement qui a transformé le prince rassasié de voluptés en un moine mendiant ; et, bien entendu, l’édification ne renaîtra que de plus belle, amplifiée par le contraste qu’on prendra soin d’accentuer entre le genre d’existence qu’il quitte et celui que sa vocation religieuse le pousse à embrasser. Les prétendus biographes se sont tracé à eux-mêmes ce programme, et ont tâché d’imbriquer tant bien que mal l’une dans l’autre les deux chroniques de cette existence en partie double. On ne sera pas autrement surpris qu’aucun n’ait réussi, sauf dans une certaine mesure Açvaghosha, à suivre pas à pas, de façon graduelle l’évolution morale qui détermine finalement le Bodhisattva à préférer à tous les dons de la fortune l’errante pauvreté d’un fakir[1]. D’un chapitre à l’autre, ils passent sans transition d’une scène érotique à une démonstration de piété et, qui pis est, ils ne les font pas alterner dans le même ordre. Dans ces conditions la portée et le plan de notre exposé sont également indiqués. Outre que nous ne saurions prétendre réussir là où ont échoué les auteurs indiens, il ne nous appartient pas de reprendre leur tâche en sous-œuvre ; et puis-

  1. Nous employons le terme arabe de fakîr « pauvre » parce qu’il a passé en français ; dans l’Inde ancienne on disait un pravrâjaka ou un sannyâsin ; dans l’Inde moderne on dit un sâdhu « homme de bien », ou supposé tel. ;