Page:Foucher - La Vie du Bouddha, 1949.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seulement sa flèche traverse l’une après l’autre toutes les cibles jusqu’à la plus lointaine, mais elle conserve encore assez de force pour s’enfoncer en terre et y disparaître jusqu’à l’empenne. Que les Çâkyas acclament sur l’instant tous ces exploits et qu’aujourd’hui encore les fidèles bouddhistes s’en émerveillent, c’est leur affaire ; mais, pour nous, nous ne pouvons nous dissimuler qu’il n’est rien de plus plat qu’un tableau sans ombres et qu’une histoire sans péripéties se lit sans intérêt.

Ce n’est pas qu’avec un peu de bonne volonté on ne puisse trouver quelque chose à glaner parmi ces fastidieuses rengaines. Le dernier reproche que l’on puisse faire aux légendaires bouddhiques est de négliger l’art des préparations. Cette fois encore le nôtre n’a pas manqué de saisir l’occasion de la compétition sportive pour nous présenter quelques-uns des personnages, sympathiques ou non, que nous retrouverons par la suite. Tour à tour il met nommément aux prises avec le Bodhisattva trois de ses compagnons de jeunesse. C’est d’abord Nanda, dit le Beau, son frère consanguin dont nous lirons plus loin la conversion forcée[1] ; c’est ensuite son cousin Ânanda qui deviendra son disciple dévoué et s’attachera jusqu’au bout à sa personne ; c’est enfin son autre cousin Dêvadatta, auquel est réservé le rôle du traître. L’affection des deux premiers pour le Bodhisattva n’a pas besoin d’explication : il n’en va pas de même de la haine jalouse du troisième, laquelle remonterait fort loin. Tous deux avaient, nous dit-on, à peine douze ans quand un jour Dêvadatta blessa à l’aile d’un coup de flèche une belle oie royale[2] qui vint tomber aux pieds de Siddhârtha. Celui-ci la recueillit pour la soigner et la guérir, et refusa de la rendre à son cruel cousin qui la réclamait pour l’achever. Telle aurait été l’origine de l’animosité de ce dernier, au moins dans cette vie ; car il va de soi que son hostilité, sans cesse renaissante d’existence en existence, se perd dans la nuit du passé. En l’occurrence qui nous occupe, il en donne une preuve nouvelle. Rencontrant à la porte de la ville[3] le grand éléphant blanc qui vient chercher le Bodhisattva pour le mener au terrain de sports, il est pris d’un accès de fureur aussi gratuite que subite. Saisissant la trompe du pachyderme de la main gauche, il le tue d’un seul coup de sa paume droite (car, après le Bodhisattva il est le plus fort de toute leur génération) ; puis il s’en va, le laissant à demi engagé dans la porte de la cité. Survient le beau Nanda, qui dégage le passage ainsi obstrué en tirant par la queue l’énorme cadavre que nul autre que lui n’a pu remuer. Arrive enfin en char le Bodhisattva ; on lui conte le lâche attentat de son cousin et la secourable précaution de son demi-frère ; il blâme l’un et loue l’autre ; puis il réfléchit que ce cadavre, en se décomposant empestera la ville. Il met donc un seul pied à terre et — ô esprit d’édification, que d’âneries ont été écrites sous ton influence ! — saisissant avec son orteil la queue de l’éléphant, il le lance d’emblée par-dessus les sept remparts

  1. Pour la conversion de Nanda cf. supra p. 235 : Ânanda et, selon toute vraisemblance, Devadatta étaient en fait trop jeunes pour prendre part à la compétition (supra p. 236). Sur la malice et les méfaits de Devadatta cf. p. 286 s.
  2. L’épisode du râja-haṃsa se lit dans ANS p. 72 et l’introduction au Jâtaka.
  3. Selon le MVU II p. 74 il y aurait eu collision entre l’éléphant monté par Devadatta et celui qu’on amenait au Bodhisattva.