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morale des maîtres et morale des esclaves

foule des travailleurs, auxquels on enseignera la morale des esclaves, c’est-à-dire résignation, soumission, humilité, travail et abnégation. La morale et la religion sont bonnes pour le peuple, surtout la morale du devoir, qui commande aux gens faits pour obéir, et la religion chrétienne, qui console les affligés et qui guérit les malades avec le baume de l’illusion. Quand on ne peut pas « contraindre des étoiles à tourner autour de soi », il faut se contenter du rang modeste de petit satellite ou d’aérolithe et tourner soi-même autour d’une étoile, jusqu’à ce qu’on se dissipe en fumée. Mais, au-dessus des travailleurs s’élèvent les guerriers, qui sont les intermédiaires entre les maîtres et les esclaves, entre les surhommes et les simples hommes :

    Si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Ce sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté…
    La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, c’est votre bravoure qui sauva jusqu’à présent les victimes.
    … la révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! Que votre commandement lui-même soit de l’obéissance !
    Un bon guerrier préfère tu dois à je veux, et vous devez vous faire commander tout ce que vous aimez[1].


Qui donc commandera aux guerriers eux-mêmes et, par eux, au peuple ? Les sages, les prêtres nouveaux, les surhommes, qui, en ce monde où rien n’a de valeur intrinsèque, sauront eux-mêmes créer des valeurs et les imposer à autrui. Mais ce ne sera pas, comme dans les rêves de Renan, une caste de savants ; ce sera plutôt une caste de poètes, au sens le plus exact du mot, poètes de la vie donnant seuls un sens à la vie, qui par elle-même n’en a pas, un sens et un but au monde, qui par lui-même n’est qu’un jeu de dés aveugle sur la table du hasard. Les poètes seront aussi des

  1. Zarathoustra, p. 60.