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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/145

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morale des maîtres et morale des esclaves

tat ? Partout se développe une angoisse qui s’empare de l’esprit des impatients, des « êtres maladifs et avides ».

Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au bourreau sans croire au pape. De Joseph de Maistre, il a l’amour de la tradition séculaire, universelle, vraiment catholique, de l’autorité en opposition à la liberté, de l’institution stable, royale et héréditaire, en opposition à l’institution contractuelle, populaire, changeante. « Pour qu’il y ait des institutions, dit-il, il faut qu’il existe une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium romanum, ou comme la Russie, la seule personne qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose ; la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique[1] » Nietzsche ne manque jamais l’occasion de railler l’Empire allemand, qui lui semble un recul, un accès de fièvre démocratique et libérale, une œuvre de décadence où tout est subordonné à un vain militarisme. Ce qui est étrange, c’est que cet admirateur des grandes institutions stables ne voit pas dans la morale même la plus stable des institutions, le roc immuable sur lequel s’élève tout le reste, la première des « autorités », des « traditions », des « responsabilités », des « solidarités », l’imperium humanum supérieur à l’imperium romanum. Il flagelle d’ailleurs avec une juste sévérité la fausse indépendance qui fait le fond de la fausse démocratie : « Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté ; on se croit de nouveau en danger d’esclavage

  1. Crépuscule des idoles, § 39, tr. fr., p. 211.