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nietzsche et l’immoralisme

sorte de « fierté », de dignité, de respect de soi ; — mais Nietzsche a bien soin de n’y ajouter ni le respect d’autrui, ni l’affection pour autrui, ni le sentiment de ce pouvoir intérieur qui, dit Guyau, se traduit en devoir. Continuant alors son exposition de demi-vérités : « Nous voulons, dit Nietzsche, rétablir notre autonomie en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux [1]. » Soit encore, pourvu qu’on s’explique. De l’idée de fierté à celle de dignité, de celle de dignité à celle d’autonomie, il y a certainement une transition naturelle. Mais il y a aussi une transition possible entre fierté et amour égoïste de l’indépendance, puis de la puissance, puis de la domination. Par cette tangente, Nietzsche va s’échapper et retourner à son idée-fixe du Wille zur Macht. « Car, dit-il, les autres ont empiété sur la sphère de notre pouvoir et y laisseraient la main d’un façon durable, si par le devoir nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux. » Et voilà comment la reconnaissance devient représaille, disons presque vengeance, comment le devoir devient un moyen d’exercer le pouvoir d’empiétement et de domination ! Une chose aussi rationnelle et aussi instinctive tout à la fois que de sympathiser avec celui dont on a éprouvé la sympathie et de lui rendre le bien pour le bien, se transforme pour Nietzsche en un calcul méphistophélique où, sous couleur de rendre le bien, c’est en réalité le mal que nous rendons, par une agression déguisée sous les apparences d’un retour d’affection et de bienveillance ! Une vérité de sens commun est devenue un paradoxe ; une observation presque banale a fini, en s’amplifiant d’hyperbole en hyperbole dans une cervelle mal équilibrée, par se changer en une sorte de grandiose insanité. Si un tel procédé était conscient et voulu, il serait la sophistique par excellence, l’idéal même de Méphistophélès ; mais, dans la tête ardente de Nietzsche, rien n’est

  1. Aurore, p. 121.