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nietzsche et l’immoralisme

qu’ignorance et ingratitude. Ce qui est vraiment un « masque », ce n’est pas la société, c’est la prétendue individualité de celui qui croit pouvoir s’isoler des autres, alors que, dans le plus profond de son être et de sa pensée, ne cesse de retentir l’écho des innombrables générations. L’individu ne peut même « spéculer » qu’en s’appuyant sur toutes les spéculations et aussi sur toutes les actions de ceux qui l’ont précédé. C’est donc bien son individualisme orgueilleux et son ingratitude envers le genre humain qui sont de la mascarade. L’homme vraiment sincère est celui qui répète avec Guyau :

Je ne m’appartiens pas, car chaque être n’est rien,
Sans tous, rien pour lui seul…


— « Le corps social, prétend encore Nietzsche, ne pourra jamais être que la volonté de puissance incarnée : il voudra grandir, s’étendre, attirer à lui, atteindre la prépondérance, — non par un motif moral ou immoral, mais parce qu’il vit et parce que la vie est précisément volonté de puissance. En aucun point cependant la conscience générale des Européens n’est plus réfractaire aux enseignements qu’ici. Elle refuse de voir que toute société est exploiteuse, usurpatrice, dominatrice et tyrannique, et qu’elle l’est non par accident, mais par essence. » Les codes moraux, selon les Nietzschéens, ne sont encore eux-mêmes « qu’une sublimisation des nécessités vitales sociales, un impératif de l’égoïsme collectif ». Ainsi parle un admirateur de Nietzsche, M. Palante. Il note l’antinomie qui existe la plupart du temps entre le moralisme apparent et l’immoralisme réel des établissements sociaux. Selon lui comme selon Nietzsche, Machiavel a probablement formulé la politique de tout gouvernement quand il a formulé la politique de son Prince. « Il y a a loin, dit Machiavel, de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui abandonne ce qui se fait pour ce qu’on devrait faire apprend à se ruiner plutôt qu’à se préserver ; car il faut qu’un homme qui veut faire profession d’être tout à fait bon au milieu de tant d’autres