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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/304

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nietzsche et l’immoralisme

Nietzsche est, au contraire, une négation des lois les mieux établies soit par la biologie, soit par la sociologie scientifique. Son individualisme effréné nous a paru en contradiction manifeste avec cette idée de solidarité qui devient de plus en plus dominante et aux yeux des biologistes et aux yeux des sociologues. Le penseur allemand n’a vu qu’une des deux grandes lois de la nature, celle de la division et de l’opposition ; il n’a pas vu l’autre, plus fondamentale : celle de l’union et de l’harmonie.

De plus, épris de la vie, Nietzsche a eu le tort de confondre toute morale avec la morale chrétienne, qui déclare trop la guerre à la vie. Nous accordons à Nietzsche, — et c’est ce que soutenait Guyau lui-même, — que l’idéal chrétien est loin d’être le seul et le définitif, qu’il y a encore bien des transformations possibles dans les fondements comme dans les applications de notre éthique. Guyau avait le plus grand soin de laisser « toutes les portes ouvertes ». Il faisait appel, comme nous l’avons vu, à la diversité des opinions et repoussait non seulement les hommes d’un seul livre, mais les hommes d’une seule idée. Il n’avait pas le tempérament des anathématiseurs, et il se serait défié des anathèmes mêmes d’un Zarathoustra[1] .

  1. En corrigeant les épreuves de ce livre, nous venons de trouver dans la revue Flegrea de Naples une intéressante étude de M. Jules de Gaultier, auteur des livres De Nietzsche à Kant et le Bovarysme.
    « Tandis que Zarathoustra faisait l’œuvre d’annonciateur, Guyau, limitant le domaine de ses recherches, accomplissait déjà une partie de cette tâche : il jetait les fondements d’une morale scientifique ; il cherchait, parmi les ressources naturelles de la vie, les équivalents réels des fictions au moyen desquelles la vie sociale s’est jusqu’ici maintenue. Ces équivalents, il en a trouvé la source dans le besoin d’expansion qui résulte d’une condensation intense de la vie, dans un surcroît de force avide de s’employer. Il a ainsi reconstitué, par une voix noble, les vertus sociales, auxquelles le christianisme avait assigné d’humbles origines enracinées en des sentiments de faiblesse et de résignation. On peut reprocher à Guyau d’être resté attaché à un idéal trop voisin de celui qu’ouvraient les perspectives chrétiennes et la culture développée par elles. L’avenir comporte sans doute un aléa plus grand, plus de risques et de changements à vue, dont se réjouiront ceux que ne satisfont pas mieux que le vieil éden léthargique les paradis humanitaires de la sociologie... L’important c’est que Guyau ait transformé et ennobli les sources de la morale ; cela suffit pour que les idées nouvelles qu’il a dégagées produisent leurs conséquences en dépit de prévisions peut-être trop humaines. »
    M. Jules de Gaultier, en rendant ainsi justice à Guyau, n’est peut-être pas absolument juste à l’égard du christianisme, qu’il voit trop à travers le paganisme de Nietzsche. Il faut rendre justice à tout le monde, aux chrétiens comme aux païens. Or, s’il est vrai que le christianisme a fait une part exagérée aux sentiments de faiblesse et de résignation (que Guyau repousse tout comme Nietzsche), il y a cependant excès à dire que le christianisme a vu dans ces sentiments les « humbles origines » des vertus sociales. Pour le vrai christianisme les vertus sociales ont leur « origine » dans la noblesse et la valeur infinie attribuée à toutes les âmes humaines comme participant à l’amour de l’Être parfait et comme ayant pour but la perfection éternelle : « Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait. » De là l’amour que tous les hommes, ayant même essence et même fin infinie, doivent avoir les uns pour les autres. Guyau avait beau rejeter tous ces dogmes, toutes ces projections mystiques de l’humanité supérieure dans un monde transcendant et divin, il aurait craint cependant de se montrer injuste, — et injuste envers l’humanité, — en méconnaissant dans une grande religion le côté profondément humain qui a inspiré l’idée d’universelle charité. Les déviations théologiques, politiques et sociales de cette idée ne motivent pas les anathèmes de Nietzsche contre l’Idée elle-même, qui est plus que chrétienne, qui est philosophique, fondée sur la nature de la vie et de la conscience de l’homme.