Page:Fournier - Souvenirs de prison, 1910.djvu/24

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J’en étais à ce point de mes réflexions, lorsque le grincement d’une clef dans la serrure me fit tourner la tête. C’était le pensionnaire du 15 qui nous revenait. En m’apercevant, il me salua, à travers les barreaux, de son plus aimable sourire. Puis il entra, et referma lentement la porte derrière lui.

Alors seulement je vis qu’il portait du bras droit quelque chose, — un objet dont je ne pouvais, de loin, que discerner vaguement la forme.

Je m’approchai, et j’aperçus, posé sur le plancher devant mon bonhomme, un grand seau en ferblanc, tout noir de crasse et tout bossué, contenant une espèce de liquide fumant, d’aspect épais et gluant.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demandai-je.

— Ça, monsieur (car il me disait encore monsieur), ça, c’est le souper.

— Et… ça s’appelle ?

— Ça s’appelle du gruau.

C’était du skelley.

Par un oubli que je ne me suis jamais expliqué, l’Académie française n’a pas encore, que je sache, fait entrer ce mot dans son dictionnaire. Larousse ne le mentionne pas davantage, Littré non plus. Vous êtes donc excusable de n’en point connaître au juste la signification.

Au reste, on s’instruit à tout âge, et quand vous irez en prison vous apprendrez cela très vite : le skelley, en style pénitentiaire, c’est le gruau spécial avec lequel on nourrit les détenus, c’est-à-dire une espèce de moulée opaque ayant à peu près la consistance et la saveur de la colle forte diluée. (Il paraît que c’est excellent pour refréner les passions.)

Tel était le plat de résistance qui m’attendait désormais soir et matin.

Mais il ne faut rien cacher. Disons toute la vérité. Avec le skelley, on nous donnait encore du sel, quelques croûtes de gros pain, et même une certaine espèce de liquide qui est à peu près au thé ordinaire ce que le skelley est au gruau. Voici en effet le menu complet qui à cette heureuse époque m’était servi deux fois par jour et gratuitement, aux frais de l’État :