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visiblement fertile. À côté de terres hautes convenant pour le blé, il y avait de larges prairies basses donnant du foin sauvage en abondance. « Une région idéale pour la culture mixte !… » se disait l’abbé, qui arpentait fiévreusement cette terre vierge, comme pour mieux assurer sa prise de possession.

Mais l’exaltation des premières heures passée, une vague inquiétude s’empara du colonisateur novice. Comme il explorait encore son domaine et le voisinage complètement déserts, se demandant s’il n’allait pas se lancer dans une folle aventure, sur la piste tracée dans la plaine, il vit surgir une voiture qui l’eut bientôt rejoint. L’occupant était un Canadien français. Ayant ouï dire qu’un prêtre de France devait fonder une paroisse à cet endroit, il se hâtait de venir y prendre une terre !… Du coup, le curé de Grande-Clairière sentit remonter son courage qui, jamais plus, ne devait faiblir.

Cependant, ses ouailles ne comprenaient pour le moment que trois pauvres familles de Métis éparpillées aux environs. En attendant de pouvoir s’installer chez soi, il n’avait d’autre ressource que de demander l’hospitalité à son plus proche voisin. Celui-ci, Thomas Breland, était fils de Pascal Breland, qui avait rempli les fonctions de juge sous l’ancien régime de la Compagnie de la Baie d’Hudson et siégé à la première Assemblée législative du Manitoba. Le Métis, flatté d’un tel honneur, abandonna au missionnaire sa demeure entière, d’ailleurs composée d’une pièce unique, et coucha sous la tente avec sa femme et ses trois petits. Le dimanche suivant — 22 juillet 1888 — l’abbé Gaire célébrait la messe dans l’humble chaumière, devant ses trois familles de sang mêlé qui totalisaient six adultes et dix enfants.


Les familles de la Loire-Atlantique

Ses confrères de l’archevêché de Saint-Boniface admiraient le courage et la hardiesse du jeune prêtre français, tout en pensant dans leur for intérieur que ce bel enthousiasme se modérerait vite, devant la maigreur des résultats. Mais le vent soufflait dans les voiles de l’audacieux. Il amena de la ville deux Alsaciens qui se mirent au travail avec lui. À la Toussaint, quatre mois après l’arrivée de son fondateur, Grande-Clairière comptait dix familles, dont deux françaises, toutes deux de la Loire-Atlantique.

Et quelles familles ! Celle de Pierre Thiévin, de Pannecé, comprenait : le père, 41 ans ; la mère, née Marie Gougeon, 35 ans ; huit enfants, dont deux jumeaux, s’échelonnant de 15 ans à 11 mois ; un neuvième allait bientôt naître. Et il y avait aussi le père de Mme Thiévin. âgé de 70 ans. Celui-ci, décédé l’année suivante, devait étrenner le cimetière. Il faut ajouter que la mère de famille, petite femme frêle mais d’une activité étonnante, en était le chef véritable, en raison de la surdité complète de son mari et de l’âge de son père. La courageuse et entreprenante fermière se fit en outre commerçante, tenant chez elle des épiceries et autres marchandises à l’usage de la colonie.

La famille François Barbot, d’Ancenis (Loire-Atlantique), se composait du père, de la mère et de six enfants. Parmi ceux qui allaient venir un peu plus tard, il y eut encore Jean Collinot, de Pannecé, avec sa femme et six enfants ; puis Auguste Blondeau, de Saint-Mars-la-Jaille. La Loire-Atlantique occupe une place d’honneur dans les origines de Grande-Clairière.

On érigea à la hâte une humble église en troncs d’arbre superposés, en attendant de pouvoir faire un peu mieux. Lorsque le fondateur avait pris possession de son domaine désert, après avoir acquitté ses droits d’inscription de homestead, il lui restait pour toute fortune $100 qui passèrent dans la construction d’un modeste « chantier ». Le propriétaire réussit tout juste à ne pas y périr de froid pendant le premier hiver. Des secours lui venaient de sa vieille mère, en France, sans quoi il n’eût pu faire face aux dures difficultés des débuts.

Chose extraordinaire, les colons se mirent à affluer. Il en vint de partout ; de la Meurthe-et-Moselle, des Vosges, du Luxembourg belge, de la Suisse, de la Loire, de la Haute-Loire, du Vaucluse, de la Savoie, de la Saône-et-Loire, de l’Ille-et-Vilaine, et encore de la Loire-Atlantique. À la fin de juillet 1889, un an seulement après sa fondation, Grande-Clairière groupait 43 feux et 150 âmes.

L’abbé Gaire fit, cette année-là, son premier voyage en France. Il ramena 80 émigrants belges et français dont la moitié vint grossir le noyau de sa paroisse. D’autres suivirent peu après, si bien que Grande-Clairière compta 400 habitants en 1891 et 600 en 1892. Le pasteur devait héberger les nouveaux venus, les nourrir, les guider dans le choix d’une terre, aussi bien que dans les démarches nécessaires à l’achat de matériaux de construction et de machines agricoles. Cet homme au physique malingre, mais d’une incroyable énergie, se dépensait sans compter, travaillant jour et nuit pour suffire à ses tâches multiples.

Un jour, ce fut un contingent de 80 colons qu’il eut à recevoir à l’improviste. Inutile de dire que chez l’abbé Gaire, le service domestique était inexistant. Il dut cuisiner lui-même inlassablement durant sept heures pour faire manger ces voyageurs affamés. Restait le problème du logement pour la nuit. Une fois occupés tous les recoins de l’étroit presbytère, il n’y eut plus qu’une ressource : transformer en dortoir la nouvelle église à peine achevée. Chacun y apporta une brassée de foin et se prépara une couchette. En faisant sa ronde avant le couvre-feu, le maître constata que l’un de ses hôtes, qui souffrait d’une affreuse extinction de voix, était mal protégé contre le froid. Avisant un drap mortuaire tout neuf, il le saisit, le plia en quatre et demanda à l’homme : « Êtes-vous superstitieux ?… » Comme celui-ci se contentait de sourire, le curé l’enveloppa prestement dans l’ample couverture des trépassés.