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La Gigue d’Ève




Dans les lupanars de Biskara et des grands Ksours du Beled-Djerid, j’ai vu, au milieu de nuages de kif et d’encens, comme des déesses de l’Olympe, danser demi-nues les belles filles des Ouled Nayl ; j’ai vu sous les tentes de poil des Fréchiches les sectateurs de je ne sais quel libidineux apôtre, le visage rasé et pâle comme les prêtres eunuques du temple de Tanit, et vêtus de robes de femmes comme les corybantes de Cybèle, se sourire dans d’immondes vis-à-vis ; j’ai vu les négresses soûles de tafia, se trémousser sur leurs hanches énormes et faire tressauter leurs longues mamelles dans des cabrioles dignes du Walpurgis ; et tout autour de ces chorégraphies lascives qu’excusent l’ardeur des fournaises tropicales et les brûlures du simoun, j’ai vu la luxure allumer les yeux des mâles et fouetter de ses cuisantes lanières leurs chairs frissonnantes de désirs ; mais il ne m’avait pas encore été donné d’assister au spectacle des étranges excitements de la boueuse débauche des ciels pâles.

La Gigue d’Ève ! ne la voit pas qui veut. Il faut aimer l’art pour l’art, pour se décider à suivre par les nuits brumeuses et froides, à travers les quartiers mal famés, le detective qui vous conduit.

On serait si bien au coin du feu, alors que le vent hurle à la porte et que la pluie fouette les vitres, à lire, saisi de délicieux frissons, le Mort de Camille Lemonnier, ou à s’égarer dans les chaudes plaines du Quercy avec les rustiques amoureux de Léon Cladel ! Mais non, la Gigue d’Ève ! la Gigue d’Ève ! et le revolver en poche j’errais dans les bouges de White-Chapel.

« C’est là, monsieur, le repaire de la débauche et du crime. — Un policeman en uniforme serait écharpé s’il passait seul ici, monsieur. — Voyez ce coin, monsieur, on l’appelle le coin des coups de couteaux. — Et cette maison, monsieur, c’est la maison des pendus. — Le public-house que vous voyez à notre droite, monsieur, était jadis fréquenté par les étrangleurs. Il a dégénéré, il n’est plus que le rendez-vous des voleurs et de quelques simples assassins. »

C’est ainsi que, vers onze heures du soir, le detective Thompson m’égayait le long du chemin.

Nous marchions depuis une demi-heure, tournant à droite, coupant à gauche, traversant une cour ici, suivant une allée là, clapotant dans la boue par les ruelles infectes et obscures, lorsque soudain le son d’un violon arriva jusqu’à nous.

— Nous y voici, me dit M. Thompson ; je ne voulais pas vous l’avouer, mais je craignais, en vérité, m’être perdu.