Page:France - Opinions sociales, vol 1, 1902.djvu/48

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feras de Clopinel, dans ta république. Car tu ne penses pas qu’il vive des fruits de son travail ?

— Ma fille, répondit M. Bergeret, je crois qu’il consentira à disparaître. Il est déjà très diminué. La paresse, le goût du repos le dispose à l’évanouissement final, il rentrera dans le néant avec facilité.

— Je crois au contraire qu’il est très content de vivre.

— Il est vrai qu’il a des joies. Il lui est délicieux sans doute d’avaler le vitriol de l’assommoir. Il disparaîtra avec le dernier mastroquet. Il n’y aura plus de marchands de vin, dans ma république. Il n’y aura plus d’acheteurs ni de vendeurs. Il n’y aura plus de riches ni de pauvres. Et chacun jouira du fruit de son travail.

— Nous serons tous heureux, mon père.

— Non. La sainte pitié, qui fait la beauté des âmes, périrait en même temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le bonheur et la joie l’empire de la terre, comme les nuits y succéderont aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde dans la nature, et l’un ne saurait être tari sans l’autre. Nous ne sommes heureux que parce que nous sommes malheureux. La souffrance est sœur de la joie, et leurs haleines jumelles, en passant sur nos cordes, les font résonner harmonieusement. Le souffle seul du bonheur rendrait un son monotone et fastidieux, et pareil au silence. Mais aux maux inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et