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Page:Francis de Miomandre - Écrit sur de l'eau, 1908.djvu/159

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compte, je vais un peu au hasard, je tergiverse, je flotte. Au fond, je suis un sentimental, toujours dupe de son cœur et des impulsions de son imagination. Je détruirai l’équilibre du budget de toute ma semaine pour m’offrir une tasse de café turc, parce que, en passant devant l’établissement du même nom, je n’aurai pas su résister à l’odeur adorable du moka. Et ainsi de suite pour les cigares, les femmes, les repas, qui ont mené ma santé où tu la vois, mais que je ne regrette point d’avoir goûtés, dans leur saison… Il faut savoir se maintenir au-dessus du remords, et courageusement supporter les maux qui soldent nos passions… Et cela n’empêche pas notre raison de juger, du haut de sa tour, et avec la dernière sévérité, les enfantillages de nos instincts… Échec !

M. Cabillaud avait la manie de philosopher, et de tirer des moindres défaillances de sa conduite un enseignement moral. Quand il parlait, Jacques l’écoutait avec plaisir et sa pensée, peu à peu soustraite à l’influence des soucis quotidiens, s’élevait, en s’engourdissant, jusqu’aux sommets lointains où règne l’atmosphère opiacée de la spéculation abstraite : nébuleuse et indéfinie.

— Échec ! reprit M. Cabillaud. Mais c’est une alerte sans importance : tu n’as qu’à couvrir avec le fou… Je parlais de nos instincts. Ah ! nos instincts… Voilà encore un problème qui égare le penseur… Ils sont là, tout au fond de nous, ils guident les premiers pas de notre enfance, à un âge où la raison toute seule nous serait aussi utile qu’une paire de souliers à un singe, et sitôt que nous sommes devenus grands, voilà que nous nous rebiffons contre eux, que nous les étouffons, que nous les traînons plus bas que terre… Nous ne savons qu’inventer pour les déprécier. C’est d’une ingratitude monstrueuse… Les instincts, mais ce sont les courtiers de l’idéal ; seulement,