sur sa soucoupe, les deux morceaux de sucre supplémentaires qu’il avait l’habitude de rapporter au vautour.
Lorsqu’à minuit, on fermait les portes des cafés, s’il avait encore des affaires à traiter, il se réfugiait au bar américain, mais c’était assez rare, parce qu’il détestait cet endroit, visiblement fait pour boire vite et sans plaisir, et non pour y causer gentiment, en bon Français de la vieille roche, à raison de neuf phrases inutiles sur dix, dans une conversation. Il se juchait péniblement sur les hauts tabourets, absorbait avec des grimaces de dégoût des boissons britanniques, et, brandissant ses pailles comme des lances, les rompait sur le gilet de ses interlocuteurs, pour accentuer l’énergie de ses démonstrations.
Ce soir-là, en entrant au bar américain, Jacques fut surpris de trouver son père seul. Inaccessible et furibond, il griffonnait des chiffres sur un calepin, mais il paraissait plutôt résumer le bilan d’une journée qu’établir le plan d’une entreprise nouvelle. Il s’expliqua d’ailleurs aussitôt :
— J’ai trouvé Mazarakis à onze heures à la Taverne Alsacienne, avec les deux pauvres bougres dont je t’avais parlé et que j’ai invités à déjeûner : pour une fois ils mangeront à leur faim… je ne regrette pas de faire des heureux autour de moi… car, cette fois, ou ton père n’est que la dernière des vieilles badernes ou notre fortune est faite, notre fortune à tous.
Et son geste, en disant « à tous » groupait autour de lui sa nombreuse famille, ses amis, son fils, le vautour et les garçons de café nécessiteux.
— Nous aurons un château : ce qui nous changera de l’ignoble maison dans laquelle nous allons rentrer tout-à-l’heure. Il y a des soirs, vois-tu, où je préférerais coucher à l’auberge que rentrer dans un appartement aussi mal tenu… C’est ta faute, d’ailleurs : tu es un égoïste. Pourvu