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2 ABAILARD.

près d’une chapelle qui devint plus tard l’abbaye de Saint-Victor ; mais, sous l’habit de chanoine régulier, il continuait d’enseigner publiquement la dialectique et la théologie. Soit curiosité, soit tout autre motif, Abailard désira l’entendre, et bientôt, plein d’une nouvelle ardeur pour la polémique, il le provoqua sur la question des universaux. Guillaume accepta le défi, soutint faiblement son opinion, et fut, à ce qu’il paraît, obligé de s’avouer vaincu. Ce triomphe inespéré sur un des plus célèbres champions du réalisme, valut à Abailard une immense popularité ; on alla jusqu’à lui offrir la chaire du cloître, et si l’opposition de ses ennemis fit avorter ce projet, il put, du moins, se fixer aux portes de Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, d’où, comme d’un camp retranché, il ne cessa de harceler les écoles rivales. Il avait alors plus de trente ans, et ses études n’avaient pas encore dépassé le cercle des questions logiques. Jugeant avec raison qu’un enseignement purement dialectique pourrait paraître à la longue étroit et monotone, il résolut de s’appliquer à la théologie, et choisit l’école d’Anselme de Laon comme la plus fréquentée et la plus célèbre. Mais il semble qu’il fut dans sa destince de n’être jamais satisfait des maîtres auxquels il s’adressait. Anselme lui parut un théologien sans portée, dont la parole ne laissait aucune trace féconde dans l’esprit de ses auditeurs ; il s’en sépara avec l’intention d’étudier seul l’Écriture sainte, et osa même ouvrir une école à côté de la sienne et y commenter Ézéchiel. Obligé, à cause de ce fait, de quitter Laon, il trouva, en arrivant à Paris, Guillaume de Champeaux promu à l’évêché de Châlons, l’école du cloître vacante, le parti qui le repoussait dispersé, et il obtint, à peu près sans contestation, de paraître dans cette chaire, au pied de laquelle il s’était assis pour la première fois treize années auparavant. Une élocution abondante et facile, un organe mélodieux, une physionomie agréable, beaucoup d’enjouement, le talent de la poésie rehaussant la profondeur philosophique, toutes les qualités extérieures jointes à tous les dons de l’esprit, lui assurèrent une vogue prodigieuse. On accourait pour l’entendre de l’Angleterre, de l’Allemagne, de toutes les provinces de France, et, suivant des relations authentiques, il compta autour de sa chaire cinq mille auditeurs parmi lesquels se trouvait le fougueux Arnaud de Brescia. Ce fut au milieu des succès inouïs de son enseignement qu’il se prit d’amour pour la nièce du chanoine Fulbert, Héloïse, à qui il s’était chargé de donner des leçons de grammaire et de dialectique. On sait les tristes suites de cette passion malheureuse, la fuite des deux amants en Bretagne, la naissance d’Astrolabe, la colère de Fulbert et la cruelle vengeance qu’il tira du séducteur de sa nièce. Abailard, humilié et confus, ne vit d’autre refuge pour lui que la solitude, et, tandis que Héloïse entrait dans un couvent d’Argenteuil, il embrassa la vie monastique à l’abbaye de Saint-Denys. Mais le cloître, asile précieux et sûr pour les cœurs vraiment désabusés de la vie, ne lui offrait pas des consolations qui pussent calmer les ardeurs de son âme, son dépit, sa honte et ses regrets. À peine entré à Saint-Denys, il céda aux sollicitations de ses disciples qui le pressaient de reprendre ses leçons, et, dans cette vue, gagna le monastère de Saint-Ayeul de Provins, seul théâtre ou ses supérieurs lui eussent permis de faire entendre sa voix. Il y poursuivit l’applica-