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ABSTRACTION. 13

La faculté d’abstraire est innée à l’esprit, comme toutes les autres propriétés ou facultés du moi. Cependant, il faut reconnaître que son développement est ultérieur à celui de plusieurs autres puissances intellectuelles. Il précède celui de la généralisation et celui du raisonnement ; mais il est postérieur à celui de la perception extérieure et du souvenir. L’expérience ne laisse aucun doute à cet égard. On ne parvient à constater chez l’enfant l’existence de quelques idées abstraites, qu’à partir de l’époque où il fait usage de la parole. Il existe, en effet, entre l’exercice de l’abstraction et le langage une étroite relation. Est-ce à dire, ainsi qu’on l’a quelquefois avancé, que le langage soit la condition de l’abstraction ? Mais la proposition inverse, savoir que l’abstraction est la condition du langage, ne pourrait-elle pas être soutenue avec au moins autant de raison ? Nous inclinons à penser, pour notre part, que l’idée abstraite peut, sans le secours du langage, naître et se former dans l’esprit. Qu’antérieurement à l’usage de la parole, l’idée abstraite soit extrêmement vague et confuse, c’est ce qu’il faut admettre, et telle elle nous paraît exister chez l’enfant qui ne peut encore se servir du langage, et chez l’animal auquel le don du langage n’a pas été départi. Le langage ne crée point l’idée abstraite, mais il aide puissamment à son développement, à sa précision, à sa lucidité ; il la rend tout à la fois plus claire à l’intelligence et plus fixe au souvenir ; il lui donne un degré d’achèvement qu’elle n’eut jamais acquis sans cette efficace assistance ; et telle est la puissance de ce service, qu’on est allé quelquefois, par une appréciation exagérée, jusqu’à l’ériger en une véritable création.

Une méthode plus artificielle que vraie, appliquée à la recherche et à la description des phénomènes de l’esprit humain, a conduit quelques métaphysiciens à fractionner, pour ainsi dire, l’action de la faculté d’abstraire, et à signaler, comme autant de fonctions distinctes, l’abstraction de l’esprit, l’abstraction du langage, l’abstraction des sens. Une telle division n’a rien que de très-arbitraire. Qu’est-ce qu’un terme abstrait, sinon le signe d’une pensée abstraite, et, par conséquent, le produit d’une abstraction de l’esprit ? D’autre part, les sens ne sont-ils pas de véritables fonctions intellectuelles, et leurs opérations ne sont-elles pas en réalité des actes de l’esprit ? La division proposée n’a donc rien de légitime, attendu que le second et le troisième terme dont elle se compose rentrent nécessairement dans le premier.

Toute abstraction opérée par l’esprit présuppose quelque donnée concrète, obtenue par l’exercice préalable soit de la perception extérieure, soit du sens intime, soit de la raison. Décomposer cette donnée concrète, et conserver sous les regards de l’intelligence tel ou tel de ses éléments, en éliminant par la pensée tous les autres, tel est le rôle psychologique de la faculté dite abstraction. Sa règle logique peut se renfermer en ce précepte : prémunir l’intelligence contre l’invasion de l’imagination dans le domaine de l’abstraction. Une telle alliance, quelque favorable qu’elle puisse être à la poésie, ne saurait que préjudicier à la science. Elle a, en effet, pour résultat de convertir arbitrairement des phénomènes en êtres, et de prêter une existence réelle et substantielle à de pures modalités. L’ancienne physique et l’ancienne philosophie n’ont point été assez attentives à se garantir de semblables erreurs. La première en était venue à substantialiser le froid, le chaud, le sec, l’humide, et autres simples