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MÉTA
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centre de la réalité, de l’existence, de la vie, où, comme dans un fort inaccessible, on peut défier tous les sophismes et tous les systèmes. En effet, au point de vue de l’observation, les idées universelles sur lesquelles se fonde la métaphysique cessent d’exister par elles-mêmes et de contenir en elles, à l’état d’abstraction où elles nous sont présentées, la raison dernière et l’essence des choses : elles ne peuvent pas être séparées d’une intelligence qui les conçoit et qui, par conséquent, se connaît elle-même, qui a pour caractère distinctif la conscience, c’est-à-dire la personnalité, et se trouve, en cette qualité, nécessairement unie à une existence complète, déterminée, achevée, bien différente de la chose en soi de Kant, de la substance aveugle de Spinoza, et des évolutions indéfinies de la dialectique hégélienne. Ce n’est pas tout : les idées métaphysiques, ou les idées de la raison, en même temps que je les conçois comme universelles et nécessaires, se montrent en moi qui ne suis ni l’un ni l’autre, se révèlent à une intelligence particulière, imparfaite, bornée, qui sait clairement s’appartenir à elle-même et posséder une existence propre. Je suis donc obligé d’admettre en même temps deux consciences, c’est-à-dire deux existences vraiment distinctes, deux intelligences et non pas seulement deux modes ou deux moments différents de la pensée : l’une éternelle et infinie, siége des idées universelles et nécessaires ; l’autre finie en durée comme en puissance, et qui n’est, pour ainsi dire, qu’un reflet ou une imitation affaiblie de la première. On remarquera facilement que ni dans l’une ni dans l’autre les idées ne se présentent sous la forme d’une série ou d’une chaîne de déductions successives, mais comme un tout indivisible et simultané : car chacune d’elles suppose nécessairement toutes les autres, et semble s’évanouir dès qu’on essaye de l’isoler. Ainsi comment concevoir la cause sans la substance, ou la substance sans la cause, et toutes deux sans l’identité, par conséquent sans l’unité, sans la durée, la durée sans le temps, sans l’infini, l’infini sans l’immensité ou l’espace, etc. ? C’est cette simultanéité des idées qui fait l’unité de l’intelligence, et qui donne à la raison, dans quelque nature qu’elle se manifeste, un caractère vivant et personnel.

La méthode d’observation, appliquée à la métaphysique, nous offre donc ce premier résultat, de substituer la conscience, c’est-à-dire la personnalité intellectuelle à la place des idées abstraites, et d’établir une distinction entre la personne humaine et la personne divine, tout en nous montrant l’une comme participant à l’essence de l’autre. Mais quoi ! ne sommes-nous, comme le croyait Descartes, qu’un être pensant, une pure intelligence, et hors de nous ou au-dessus de nous n’apercevons-nous rien qu’une intelligence infinie ? Cette unité pensante que j’appelle du nom de conscience peut-elle se séparer de cette unité active que je nomme ma volonté ? Non assurément, elles m’appartiennent toutes deux au même titre ; elles se réunissent, ou plutôt se confondent dans une même existence, et c’est cet être complexe, mais indivisible, qu’on appelle moi. En effet, je ne saurais vouloir ou agir sans penser en même temps, puisque chaque détermination de ma volonté est un fait de conscience, et je ne saurais penser sans agir, c’est-à-dire sans diriger mon intelligence, sans la porter sur tel ou tel objet, sans lui faire suivre telle ou telle, route, sans prononcer ou suspendre mon jugement. Or, ce que nous venons d’observer au sujet de l’intelligence elle-même, ou du la conscience prise dans son unité, s’applique aussi aux objets les plus élevés de l’intelligence, à quelques-unes des idées de la raison : nous voulons dire que dans le même temps où nous les concevons comme les conditions suprêmes et les éléments universels de la pensée, elles se montrent en nous, à la lumière de l’expérience, comme un principe actif et vivant, comme un être non pas général et abstrait, mais particulier, réel et parfaitement déterminé. Ainsi, qu’est-ce que c’est pour moi qu’une unité, une cause, une substance ? C’est quelque chose qui ressemble, soit en de moindres, soit en de plus grandes proportions, à ce que je suis moi-même, à ce fond indivisible, actif, permanent, identique, que je m’aperçois être, que j’expérimente en moi et que je connais sans interruption ni intermédiaire. Retranchez cette aperception immédiate de la personne humaine, et chacune des idées dont nous parlons ne vous représentera que le signe algébrique d’un inconnu. Une fois certain par le plus irrécusable des témoignages, celui de la conscience, que les noms de cause, de substance, d’unité ne s’appliquent pas seulement à des formes abstraites de la pensée, mais à un être défini, à une substance en action, comme disait Aristote, je ne peux plus admettre hors de moi et au-dessus de moi, pour expliquer les divers phénomènes de mon existence et mon existence elle-même, que des êtres aussi nettement caractérisés que je suis, mais d’une nature supérieure ou inférieure à la mienne. L’infini même, tout en pénétrant les autres êtres, et les faisant participer diversement de sa vie, de son intelligence, de sa puissance, doit avoir nécessairement son existence et sa conscience propres. Mais comment cela est-il possible que les formes universelles de la pensée, que les caractères par lesquels l’infini se révèle à la conscience, s’appliquent à des êtres particuliers et finis ? Je sais que cela est, parce que l’expérience me l’apprend ; je ne puis dire comment cela est possible : la solution de ce problème serait l’explication du mystère de la création, ou la science infinie. C’est précisément en osant porter jusque-là son ambition, que la métaphysique a rencontré ces déplorables échecs qui l’ont discréditée pour longtemps, et qu’au lieu de rester à la tête des sciences elle est retournée vers les théogonies et les cosmogonies qui caractérisent l’enfance de l’esprit humain. Cette dernière observation nous conduit naturellement à examiner, c’est-à-dire à classer et à apprécier de la manière la plus générale, les résultats de la science dont nous nous occupons.

III. Il a existé, et il existera peut-être toujours, deux espèces de métaphysiques : l’une personnelle, aventureuse, hypothétique, où l’on ne cherche qu’à donner des preuves de son génie, où tout est sacrifié à la nouveauté, à la hardiesse, à la chimérique ambition de ne laisser aucune place à l’ignorance ni au doute, de ne laisser aucun problème sans solution, et d’étendre le domaine de la science aussi loin que celui de la vérité ; l’autre est l’expression pius ou moins nette, plus ou moins savante, mais à peu près complète, de la raison humaine ; et comme la raison se trouve étroitement unie au sentiment, elle répond aussi (et c’est là un de ses caractères les plus distinctifs) aux plus nobles besoins du cœur, elle offre à l’adoration et à l’amour du genre humain un être réel, où l’infinitude se traduit en force, en vie, en intelligence, en sagesse, et qui, selon les paroles de Platon, dans le Timée, a produit le monde, non pour obéir à une aveugle nécessité, mais parce qu’il est bon : enfin, elle l’orme comme un symbole spirituel, comme une tradition intérieure