marne, une des grandes dates du xvni e siècle.
Comme la statue dont parle Bacon, qui, sans
marcher elle-même, indique du doigt la route,
l’Esprit des lois posait sous tous leurs aspects
les problèmes politiques dont la solution préoc-
cupait tout le inonde, tous ceux- du moins aux-
quels l’avenir apparaissait incertain et couvert
de sombres nuages. Il s’adressait aux hommes de
raison et d’expérience, aux hommes d’État et
aux penseurs. Il laissait dans l’ombre le côté
idéal et purement métaphysique de la politique,
et. par cette sagesse même, échappait aux en-
traînements de la foule qui ne veut pas être
éclairée, mais émue. C’est sans doute ce qu’en-
trevit merveilleusement J. J. Rousseau lorsque,
quatorze ans plus tard, il reprenait, dans le
Contrat social, l’œuvre à peine ébauchée par
Bodin et par La Boëtie, et versait sur le sujet le
plus ardu et le plus délicat les torrents de sa
dialectique enflammée. Moins réservé que Mon-
tesquieu, amoureux jusqu’à l’excès de la popu-
larité, Rousseau ne craignait pas de parler en
ces tenibles matières le langage de la passion,
et d’employer sans mesure les artifices irrésisti-
bles d’une rhétorique consommée. Aussi Rousseau
fit de nombreux disciples ; il créa véritablement
une école et un parti dont la Déclaration des
droits de l’homme fut l’expression et le drapeau.
Montesquieu n’obtint que l’admiration des sages
et des esprits cultivés, et l’Esprit de lois resta
ignoré du peuple. Et cependant, chose triste à
dire ! k sérénité même avec laquelle Montes-
quieu résolvait les problèmes qu’il agitait mé-
contenta ceux qui de son temps occupaient les
avenues du pouvoir, ceux qui auraient dû se
faire de ses idées un guide et un rempart tout à
la fois. L’Esprit des lois fut violemment attaqué
par les amis du vieil ordre de choses ; les criti-
ques et les commentaires, ou sots ou malveil-
lants, affluèrent. Montesquieu subit sans rémis-
sion les inconvénients de la grandeur, et l’auteur
de l’Esprit des lois se résigna à écrire la Défense.
Cette fois, enfin, les petites passions se turent.
Pour bien apprécier un livre comme l’Esprit
des lois, il faut se reporter à ce qu’était alors la
science du droit et de la politique. On sait les
travaux juridiques des grandes écoles de Bolo-
gne, de Bourges et de Toulouse ; on se rappelle
les réformes administratives et judiciaires de
Louis XIV. A côté de ces faits, produits visibles
de l’étude du droit, il faut placer le mouvement
d’idées dû aux écrits de Bodin et de La Boëtie,
de^ Machiavel, de Grotius et de Puffendorf, et
même à ceux de l’abbé de Saint-Pierre et de
d’Aguesseau. Dans tous ces travaux, dont quel-
ques-uns sont si précieux, si admirables à plu-
sieurs égards, ce qui se fait constamment re-
gretter, ce qui manque toujours, c’est un point
de vue général. La science des faits et des textes
avait été poussée aux dernières limites de l’exac-
titude ; elle était ce qu’avait dû la faire la mer-
veilleuse érudition française du xvr 3 siècle. Mais
le principe générateur des législations, le fil
conducteur qui seul pouvait expliquer tant de
diversités et de contradictions parmi les lois,
personne n’avait songé à le mettre en lumière,
à le dégager de la multitude des arrêts et des
ordonnances, à le faire surgir de la poussière
des codes. Or, c’était de principes et de généra-
lités surtout qu’avait soif le xvm e siècle. Il y
tendait d’autant plus, que jamais siècle ne
poussa plus loin le mépris et le dédain de l’his-
toire et de l’érudition. Sous ce rapport, il conti-
nuait fidèlement Descartes et Pascal.
La voie restait donc ouverte à Montesquieu.
Sa manière de comprendre et d’éclairer le passé
(non comme on l’avait fait trop souvent par le
stérile récit des sièges et des batailles, mais par
l’intelligence des institutions civiles et politi-
ques) et son goût pour les formules sentencieu-
ses et hardies lui rendaient la tâche plus facile
qu’à tout autre. Tout, en un mot, l’avait préparé,
sans toutefois que personne en particulier fût
littéralement son précurseur. Avec la perspica-
cité du génie, il vit le but, il le chercha, et il
eut le droit de dire avec orgueil et avec vérité
de son livre : Prolem sine maire creatarn.
VEsprit des lois est divisé en trente et un
livres, divisés eux-mêmes en un nombre variable
de chapitres. En général, Montesquieu rapproche
les divisions : c’est sans doute ce qui explique
l’extrême brièveté de certains chapitres de l’Es-
prit des lois qui forment à peine chacun un
très-court alinéa.
Le but de l’auteur, dans cet ouvrage, n’est
point d’exposer un plan de gouvernement, ni un
système de législation, ni la description d’une
société idéale ; il ne songe à recommencer ni
l’œuvre de Platon, ni celle d’Aristote, ni celle de
Thomas Morus. Son but, à la fois spéculatif et
pratique, est celui-ci : Étant donnée la nature
humaine, avec ses conditions variables d’exis-
tence dans le temps et dans l’espace, comment
la diriger politiquement et civilement pour que
les hommes soient le plus heureux possible et
accomplissent le mieux leur destinée ? Voilà en
réalité, mais caché sous des formes de langage
habilement et infiniment variées, le problème
général qu’agite Montesquieu. On voit que, s’il a
pu et s’il a dû profiter des travaux des grands
philosophes et des grands politiques qui l’ont
précède, son but est bien autrement étendu
C’est là ce qui rend un exposé analytique de son
livre si difficile à faire : car on est certain de
laisser dans l’ombre quelque côté important d’un
aussi vaste tableau. Les perspectives semblent
s’y multiplier à mesure qu’on s’y arrête davan-
tage ; et les horizons, comme ceux de la mer, s’y
élèvent et s’y succèdent à l’infini, à mesure qu’on
s’imagine les atteindre et les toucher.
Quoique la métaphysique pure soit absente
de l’Esprit des lois, il était impossible à l’au-
teur de ne pas signaler, au moins en quelques
mots, les principes d’où il part, et qui sont im-
pliqués dans tout le cours de l’ouvrage. C’est
aussi par là qu’il débute. Le livre premier, inti-
tulé Des lois en général, se divise en trois cha-
pitres qui ont pour titre, le premier : Des lois
dans les rapports qu’elles ont avec les divers
êtres ; le deuxième : Des lois de la nature ; le
troisième : Des lois positives. Dans le premier
chapitre. Montesquieu donne des lois cette défi-
nition célèbre : « Les lois, dans la signification
la plus étendue, sont les rapports nécessaires
qui dérivent de la nature des choses ; et, dans
ce sens, tous les êtres ont leurs lois : la Divinité
a ses lois, le monde matériel a ses lois, les in-
telligences supérieures à l’homme ont leurs lois,
les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois. »
Partant de cette définition profonde qui exclut
toute idée d’un fondement artificiel et arbitraire
à l’établissement et à la conservation des socié-
tés, Montesquieu pose, presque comme un fait
évident de soi-même, l’existence de Dieu et le
gouvernement de la Providence, « en vertu du-
quel, dit-il (devançant presque dans les termes
mêmes la célèbre formule de Hegel), chaque
diversité est uniformité, chaque changement
est constance. » Dans le chapitre second, il prend
corps à corps la théorie de Hobbes sur l’état de
nature, et la nie radicalement. Loin de supposer
que les hommes, pour se réunir en société,
aient eu besoin d’une délibération, d’un contrat
explicite, il déclare, au contraire, que dans l’état
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