d’un citoyen nommé Démophile. On lui reprochait d’avoir commis un sacrilège en élevant des autels à la mémoire de sa première femme et de son ami Hermias. Sa pieuse amitié devint un crime ; et Aristote, comme il semble l’avoir dit lui-même, se retira pour épargner aux Athéniens, dont l’esprit lui était bien connu, « un second attentat contre la philosophie. » Tous ces détails, qui semblent assez positifs, doivent être rapportés peut-être à une époque antérieure ; et l’on peut conjecturer, d’après quelques indications, comme l’a fait M. Stahr, qu’Aristote s’était retiré à Chalcis, même avant la mort d’Alexandre, laissant la direction de son école à Théophraste, qui lui succéda dans le Lycée. Quelques biographes lui ont attribué une apologie contre cette accusation, sans doute pour faire pendant à l’Apologie de Socrate par Platon ; mais Athénée, qui en cite un passage, ne la regarde pas comme authentique. Aristote vécut un an à Chalcis et mourut en 322, vers le mois de septembre, peu de temps avant Démosthène, qui, lui aussi, victime d’autres passions, vint s’empoisonner à Calaure, et termina par une mort héroïque une vie consacrée tout entière à la patrie et à la liberté. Quelques biographes ont soutenu qu’Aristote s’était tué, assertion contre laquelle protestent et le témoignage d’Apollodore, et celui de Denys d’Halicarnasse, et les théories même du philosophe contre le suicide. Il paraît certain qu’il succomba, après plusieurs années de souffrance, à une maladie d’estomac qui était héréditaire dans sa famille, et qui le tourmenta pendant toute sa vie, malgré les soins ingénieux par lesquels il cherchait à la combattre. Quelques Pères de l’Église, on ne sait sur quels témoignages, ont avancé qu’il s’était précipité dans l’Euripe par désespoir de ne pouvoir comprendre les causes du flux et du reflux. Cette fable ne mérite pas même d’être réfutée ; mais elle témoigne qu’on supposait au philosophe une immense curiosité des phénomènes naturels. Si c’est là tout ce qu’on a voulu dire, ses ouvrages sont un bien meilleur témoignage que tous les contes inventés à plaisir : la Météorologie et l' Histoire des animaux attestent suffisamment les efforts d’Aristote pour comprendre le grand spectacle de la nature qui pose éternellement devant nous. Diogène Laërce et Athénée nous ont conservé sous le nom de Testament d’Aristote une pièce qui ne porte aucun caractère positif de fausseté ; mais on a remarqué avec raison (M. Stahr) que le philosophe n’y faisait aucune mention ni de ses manuscrits, ni de sa bibliothèque, qui lui avait coûté tant de soins et de recherches. C’est tout au moins un oubli fort singulier, à moins que ce prétendu testament ne soit un simple extrait d’un acte beaucoup plus long et beaucoup plus complet. Il avait, du reste, institué Antipater pour son exécuteur testamentaire ; et son puissant ami dut assurer à tous ceux que le philosophe avait aimés les bienfaits qu’il répandait sur eux, et particulièrement sur ses esclaves.
Cette esquisse rapide de la vie d’Aristote suffit pour montrer que si la nature avait fait beaucoup pour lui, les circonstances extérieures ne lui furent pas moins favorables. Sa première éducation, les leçons d’un maître tel que Platon ; continuées pendant près de vingt ans, la protection de deux rois, et surtout celle d’Alexandre, et d’autre part les immenses ressources qu’avaient accumulées déjà les efforts des philosophes antérieurs, tout se réunissait pour rendre complète et décisive l’influence d’un génie tel que le sien, se développant dans de si heureuses conditions. Cette influence a été sans égale ; elle agit depuis plus de deux mille ans, et l’on peut affirmer, sans crainte d’erreur, qu’elle sera aussi durable que l’huma-
nité sur laquelle elle s’exerce. L’autorité souveraine de ce grand nom a pu être ébranlée et détruite en physique ; elle est éternelle en logique, en métaphysique, en esthétique littéraire, en histoire naturelle, tout aussi bien qu’en politique et en morale.
Aristote, doué d’une activité prodigieuse, qui, suivant l’observation même de son maître, avait besoin du frein, comme la lenteur de Xénocrate avait besoin de l’éperon ; aidé par tous les secours que lui offraient des disciples nombreux et intelligents, des livres et des collections de tout genre, Aristote avait beaucoup écrit. On peut voir par les citations diverses des auteurs, et par les catalogues de Diogène Laërce, de l’anonyme de Ménage, de l’anonyme arabe de Casiri, quelles ont été nos pertes. Ces catalogues, tout informes, tout inexacts qu’ils sont, nous attestent qu’elles furent bien graves. Parmi tous ces trésors détruits, nous n’en citerons qu’un seul ; c’est ce Recueil des constitutions dont Aristote lui-même fait mention à la fin de la Morale à Nicomaque, et qui contenait l’analyse des institutions de cent cinquante-huit États, selon les uns, de deux cent cinquante et même de deux cent cinquante-cinq selon les autres. C’est de cette vaste collection de faits généralisés, résumés, qu’il a tiré l’ouvrage politique qui nous reste. Ce qui est parvenu jusqu’à nous de toutes ses œuvres forme le tiers, tout au plus, de ce qu’il avait composé ; mais ce qui peut nous consoler, c’est que ces admirables débris sont aussi les plus importants de son édifice, sinon par l’étendue, du moins par la nature et la qualité des matériaux qui les forment. Les commentateurs grecs des cinq ou six premiers siècles ont donné beaucoup de soin à la classification des œuvres d’Aristote. Un d’eux, Adraste, qui vivait 150 ans environ après J. C., avait fait un traité spécial fort célèbre sur ce sujet, qui de nos jours en est encore un pour les érudits. On distribuait les ouvrages du maître de diverses façons, soit en les considérant simplement sous le rapport de la rédaction plus ou moins parfaite où il les avait lui-même laissés, soit en les considérant plus philosophiquement sous le rapport de la matière dont ils traitaient. Ainsi d’abord on distinguait les simples notes, les documents, les ύπομνηματικά, des ouvrages complètement mis en ordre συνταγματικά, et parmi ceux-ci on distinguait encore les acroamatiques ou ésotériques, des exotériques ; puis, en second lieu, on divisait les œuvres d’Aristote presque selon les divisions qu’il avait tracées quelquefois lui-même à la philosophie, en théorétiques, pratiques, organiques ou logiques. Ces classifications peuvent être justifiées selon le point de vue auquel on se place ; mais, pour se rendre compte comme dans une sorte d’inventaire des richesses que nous avons reçues des siècles passés, il suffit de s’en tenir à l’ordre donné par l’editio princeps des Alde, et que depuis lors tous les éditeurs, si l’on excepte Sylburge et Buhle après lui, ont scrupuleusement suivi. Voici, selon cet ordre, les divisions principales qu’on peut faire des œuvres d’Aristote :
1° La Logique, composée de six traités tous authentiques, malgré quelques doutes d’ailleurs très-réfutables, élevés dans l’antiquité et dans les temps modernes, traités qui doivent se succéder ainsi : les Catégories, l’Hermeneia, les Premiers Analytiques, en deux livres, appelés par Aristote Traité du Syllogisme ; les Derniers Analytiques, en deux livres, appelés par Aristote Traité de la Démonstration ; les Topiques, en huit livres, appelés par Aristote Traité de Dialectique, et les Réfutations des sophistes. La collection de ces traités est ce qu’on nomme habituellement l’Organon, mot qui n’appartient pas plus à l’au-
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