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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/127

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pas, et, malgré son grand âge, ses in­firmités et les inquiétudes de cette vie errante, ne cessant pas d’ecrire et de combattre. 11 est mort à Liège, le 6 août 1694, à l’âge de quatrevingt-trois ans.

Considéré comme philosophe, Arnauld appar­tient à l’école cartésienne par l’esprit et par la méthode. Comme Descartes, il distingue la théo­logie et la philosophie, la foi et la raison, et, sans assujettir la première à la seconde, il main­tient les droits de celle-ci. Il n’accorde pas que la foi puisse être érigée en principe universel de nos jugements, ni qu’en dehors de cette règle il n’y ait pour l’esprit aucune certitude : il trouve (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 97) que « cette prétention n’est qu’un renouvellement de l’erreur des académiciens et des pyrrhoniens que saint Augustin a jugée si préjudiciable à la religion, qu’il a cru devoir la réfuter aussitôt qu’il fut converti. » Arnauld ne s’élève pas avec moins de force contre le préjugé qui attribue aux opi­nions des anciens le pouvoir de trancher les controverses scientifiques, comme si la raison d’un homme avait aucun droit sur celle d’un autre, et que tous deux n’eussent pas Dieu seul pour maître (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 92). Plus il exigeait de l’intelligence une entière soumission à l’autorité dans les matières reli­gieuses, plus, en philosophie, il faisait une large part au travail de la réflexion, au progrès du temps et de l’expérience. Sa maxime constante, le principe qui se retrouve dans tous ses ouvra­ges, c’est qu’il y a des choses où il faut croire, d’autres où on peut savoir, et qu’on ne doit ni rechercher la science dans les premières, ni se horner à la foi dans les secondes.

De tous les travaux philosophiques d’Arnauld, le plus célèbre est un ouvrage qui ne porte pas son nom, et auquel Nicole paraît avoir contri­bué, la Logique ou l’Art de penser. L’auteur l’a divisé, d’après les principales opérations de l’es­prit, en quatre parties, dont la première traite des idées, la seconde du jugement, la troisième du raisonnement, et la quatrième de la méthode. Les idées sont considérées selon leur nature et leur origine, les différences de leurs objets et leurs principaux caractères. L’étude du raison­nement est ramenée à celle de la proposition et, par conséquent, du langage, dont le rôle et l’influence, comme expression et comme auxi­liaire de la pensée, sont appréciées avec une exactitude égalée peut-être, mais non surpassée par l’école ae Locke. La théorie du raisonne­ment ne diffère que par un degré de précision supérieur de l’analyse qu’en ont donnée Aristote et les scolastiques. Pour la méthode, Arnauld s’en réfère à Descartes, qu’il a même reproduit à la lettre dans son chapitre de l’analyse et de la synthèse, comme il a la bonne foi d’en avertir le lecteur. Ce plan laisse en dehors de la logi­que la théorie de l’induction et les règles de l’expérience, si savamment exposées par Bacon, si habilement pratiquées par Galilée et Coper­nic. Mais, cette lacune si regrettable exceptée, VArt de penser est un livre parfait en son genre. On ne peut apporter dans l’exposition des arides préceptes de la logique, plus d’ordre, d’élégance et de clarté qu’Arnauld, un discernement plus habile de ce qu’il faut dire parce qu’il est né­cessaire, et de ce qu’il faut taire parce qu’il est superflu, un choix plus heureux d’exemples in­structifs, une connaissance plus rare de la nature humaine et de ce qui forme le jugement en épu­rant le cœur. Aussitôt que l’Art de penser eut paru, il devint ce qu’il est resté depuis, un ou­vrage classique que les écoles d’Allemagne et d’Angleterre ont de bonne heure emprunté à la

France, et qui peu à peu a pris dans l’enseigne­ment la place des indigestes compilations héri­tées de la scolastique.

En métaphysique, comme dans les autres par­ties de la philosophie, Arnauld est le continua­teur fidèle de Descartes sur presque tous les points ; car on ne peut considérer comme un in­dice de sérieux dissentiment les objections res­pectueuses qu’il adressa au P. Mersenne contre les Méditations ? et sur lesquelles il n’insista plus, après avoir vu la Réponse. Mais dans le sein mi me du cartésianisme, il s’est fait une place comme métaphysicien par sa théorie de la perception extérieure opposée à la vision en Dieu, de Malebranche, et à l’hypothèse ancienne des idées représentatives. Si par idées on entend des modifications de notre âme qui, outre le rapport qu’elles ont avec nous-mêmes, en ont un second avec les objets, Arnauld consent à admettre l’existence des idées ; mais si on les considère comme des images distinctes des per­ceptions, et interposées entre l’esprit et les cho­ses, il nie que rien de semblable se trouve dans la nature. Premièrement l’expérience ne nous fait découvrir aucun de ces êtres qui ne sont ni les pensées de l’intelligence, ni les corps. En second lieu, elle nous montre fort clairement que la présence locale de l’objet, et, pour ainsi dire, son contact avec l’esprit, n’est pas une con­dition indispensable de la perception, puisque celle-ci a lieu pour des choses très-éloignées comme le soleil. Troisièmement, si l’on admet que Dieu agit toujours par les voies les plus simples, il a dû donner à notre âme la faculté d’apercevoir les corps le plus directement qu’il se peut, et, par conséquent, sans le secours de ces intermédiaires qui n’ajoutent rien à la con­naissance. Quatrièmement, si nous n’apercevions les choses que dans leurs images, nous ne pour­rions pas dire que nous les voyons ; nous ne saurions pas qu’elles existent. Mais ce qui paraît à Arnauld le comble de l’extravagance, c’est l’application paradoxale que Malebranche fait de ce principe, c’est l’opinion que l’esprit voit tout en Dieu. Ou chaque objet de la nature nous est représenté par une idée particulière de la pen­sée divine, telle pierre, telle plante, tel animal, par telles idées, ce qui est inadmissible, même aux yeux de Malebranche ; ou bien nous aper­cevons tous les objets dans le sein d’une étendue intelligible, infinie, ce qui ne donne pas lieu à de moindres difficultés. Car d’abord, l’existence de cette étendue intelligible que Dieu renferme seul, et qui ne se trouve pas dans l’âme, est un problème^ de plus, sa nature est assez^ difficile a déterminer, et pour peu qu’on s’égare en cherchant à la définir, on peut être conduit à se représenter Dieu sous une forme matérielle ; enfin, par cela seul qu’elle comprend tous les corps en général, elle n’en comprend spéciale­ment aucun, et n’explique pas les idées particu­lières que nous nous formons des objets indivi­duels : c’est à peu près comme un bloc de marbr*’qui ne représente rien, tant que le ciseau du sculpteur ne lui a pas donné une forme détermi­née. Ce qu’il faut reconnaître, parce que l’expé­rience nous l’atteste, c’est que l’âme atteint les corps extérieurs sans idées représentatives, sans images créées ou incréées, directement, im­médiatement, en vertu de la faculté de pen­ser que Dieu lui a départie. Telle est la conclu^ sion à laquelle Arnauld arrive dans son traité des Vraies et des Fausses idées contre ce qu’en­seigne l’auteur de la Recherche de la vérité, dans la Défense de cet ouvrage et dans plusieurs lettres à Malebranche. Appliquée à la perception extérieure, cette conclusion a du moins le mé­rite