Aller au contenu

Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/131

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

A ce degré, l’art non-seulement est inutile, mais il opère une distraction profane. Le fidèle Îerme les yeux, il ne voit plus, n’entend plus, l’esprit s’envole dans des régions où les sens et l’imagination ne sauraient le suivre. Ainsi l’art est incapable d’atteindre la hauteur de la pensée religieuse, il n’est pour la religion qu’un accessoire et un auxiliaire ; celle-ci ne le regarde pas comme son véritable mode d’expression et son organe, ainsi qu’on l’a appelé ; elle n’accorde à ses œuvres qu’une valeur secondaire. Elle pré­fère à une belle statue, sortie des mains du plus habile sculpteur, l’image grossière vénérée des fidèles, une humble chapelle sur le tombeau d’un martyr, consacrée par des miracles, à la cathé­drale de Cologne et a Saint-Pierre de Rome. L’art, de son côté, conserve son indépendance et le témoigne de mille manières. Jamais il n’est strictement orthodoxe ; jamais il ne se plie tout à fait aux volontés d’autrui. Il ne reçoit jamais une idée toute faite ni une forme imposée sans les modifier. Il a ses conditions et ses lois qu’il respecte avant tout sous peine de n’être pas luimême. Il a de plus ses fantaisies et ses caprices qu’il faut lui passer. Lorsqu’il travaille au service de la religion, il s’écarte sans cesse du texte bi­blique, du fait historique ou du type consacré ; il transforme le récit traditionnel et la légende, et, si on ne le surveille, il finira par alterer le dogme lui-même. Vous chercherez vainement à le retenir et à l’enchaîner, il vous échappera toujours. D’ailleurs, quelque docile et soumis qu’il paraisse, n’oubliez pas que son but est de captiver les sens et l’imagination. Si vous vous abandonnez à lui, il vous enchaînera à votre tour dans les liens du monde sensible et fera de vous un idolâtre et un païen. Il vous voilera le Saint des saints et vous empêchera de communiquer en esprit avec le Dieu esprit. Enfin entre la re­ligion et l’art se manifestent non-seulement des différences réelles, mais une tendance opposée et contradictoire. Le caractère de la vérité re­ligieuse est l’immobilité. L’art, au contraire, est essentiellement mobile. Il tend, par conséquent, à altérer et à défigurer la vérité religieuse en cherchant à l’embellir et à la revêtir de formes nouvelles, en l’associant aux intérêts, aux goûts, aux idées de chaque époque et aux passions hu­maines. Aussi, après avoir marché pendant quelque temps ensemble au moyen âge, ils finissent par se séparer.

Si nous comparons maintenant l’art et la philo­sophie, nous remarquerons entre eux un rapport intime, mais aussi des différences essentielles. L’art et la philosophie ont l’un et l’autre pour objet les idées qui sont le principe et l’essence des choses ; mais l’art représente ces idées sous des formes sensibles ; la philosophie, au contraire, cherche à les connaître en elles-mêmes, dans leur nature abstraite et dégagées de tout symbole. Elle les exprime dans un langage également abstrait qui ne rappelle à l’esprit que la pensée même, et ne s’adresse qu’à la raison. La religion traverse tous les degrés du symbole pour s’élever jusqu’à l’adoration de Dieu en esprit et en vérité ; mais la pensée religieuse, même sous sa forme la plus pure, s’allie avec le sentiment ; comprendre n’est pas son but. La philosophie, au contraire, veut comprendre, et elle ne comprend réellement que quand la vérité lui apparaît nue, sans voile, environnée de sa propre lumière. Les belles formes, les images brillantes, les magnifiques emblèmes la touchent peu ; elle y voit plutôt un obstacle qu’un moyen pour contempler le vrai : aussi elle les écarte à dessein, ou bien elle en pénètre le sens ; mais alors elle détruit l’œuvre d’art qui consiste dans l’union indissoluble de l’idée et de l’image sensible. D’un autre côté, si l’art, comparé à la religion, est une création libre de l’intelligence humaine, l’inspiration est in­dépendante de la volonté ; l’artiste sent au dedans de lui-même un principe qui agit et se développe comme une puissance fatale et à la manière des forces de la nature, qui l’émeut et l’échauffe, le subjugue et le transporte. Sans doute il doit se posséder, et, jusque dans l’enthousiasme et le délire poétique, maîtriser et diriger l’essor de sa pensée. Néanmoins ce souffle divin qui l’anime ne vient pas de lui. de sa personnalité, il l’appelle sa muse ou un dieu. Il en est tout autrement du philosophe ; quoiqu’il sache bien que sa raison emane d’une source divine, et que la vérité est indépendante de lui, c’est librement qu’il la cherche, c’est par un effort volontaire de son in­telligence qu’il tend à se mettre en rapport avec elle. Dans ce travail de son esprit, il impose silence à son imagination et à sa sensibilité ; dans le calme de la méditation, il observe, il raisonne, il réfléchit. Attentif à surveiller tous les mouvements de sa pensée, il l’assujettit à une marche régulière, et la soumet aux procédés de la méthode. La philosophie est la raison hu­maine sous sa forme véritablement libre.

A son origine, la philosophie présente un rap­port avec l’art de la poésie ; mais voyez avec quelle rapidité la séparation s’opère. Les pre­miers philosophes écrivent envers, leurs systèmes sont des poëmes cosmogoniques ; quoique la poésie didactique se rapproche de la prose, cette forme est bientôt remplacée par le dialogue. Mais le dialogue est encore une œuvre d’artÿ c’est un petit drame qui a ses personnages, une ex­position, une intrigue et un dénoûment. L’en­tretien socratique le reproduit d’une manière vivante ; il est porté à son plus haut point de perfection par Platon, non moins artiste et poëte que grand philosophe. Mais vient Aristote, qui, à la savante ordonnance du dialogue platonicien, substitue l’exposition simple, crée la prose philo­sophique et enferme la pensée dans le syllogisme. Le poëme didactique. et le dialogue ont leur place naturelle et légitime à l’origine de la phi­losophie. Ils marquent les degrés de cette tran­sition par laquelle la philosophie se dégage de l’art ; ce sont des formes irrévocablement pas­sées. Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas des pensées profondes dans les créations de l’art et dans les ouvrages en particulier des grands poëtes ? Oui, sans doute ; mais si l’on entend par là que l’ar­tiste ou le poëte a eu une conscience nette de ses idées, qu’il était capable de s’en rendre compte, et d’en donner une explication philosophique, on se trompe. Homère, Hésiode ne sont point des philosophes parce qu’on a cru pouvoir dégager de leurs poëmes toute une philosophie. Hésiode ne s’est jamais douté qu’en composant sa Théo­gonie, il exposait un système cosmogonique, métaphysique et moral ; ce furent des philoso­phes qui, douze siècles après Homère, trouvèrent la Théorie des nombres de Pythagore et les idées de Platon dans sa Mythologie. On peut en dire autant de la philosophie du théâtre grec, comme on a coutume de dire aujourd’hui. Es­chyle, qui révéla les mystères d’Eleusis, aurait été probablement fort embarrassé de donner le sens philosophique de ses tragédies. Sophocle aurait-il su dégager la formule de l'Œdipe roi et faire une theorie de l’expiation ? Euripide le philosophe sur la scène, comme l’appelèrent ses contemporains, fait des contre-sens toutes les fois qu’il tire la morale de ses pièces. Jusqu’à quel point l’inspiration et la reflexion peuvent-elles se combiner pour produire une œuvre d’art ou de poésie ? c’est une question qui ne peut être tranchée