Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/134

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chérie se retracent dans notre âme et renouvellent la douleur que nous a causée sa perte. Quelquefois même, au milieu d’un entre­tien, un mot qui paraissait indifférent, une allu­sion détournée, suffisent pour provoquer le ré­veil soudain d’un sentiment ou d’une idée qui paraissaient endormis ; et voilà pourquoi la me­sure dans les paroles est le premier précepte de l’art de converser.

Ces exemples, que nous pourrions aisément multiplier, nous découvrent un des faits les plus curieux de l’esprit humain, une de ses lois les plus remarquables, la propriété dont jouissent nos pensées de s’appeler réciproquement. Cette propriété est connue sous le nom d’association ou de liaison des idées ; à quelques égards, elle est dans l’ordre intellectuel ce que l’attraction est dans l’ordre matériel : de même que les corps s’attirent, les idées s’éveillent, et ce second phé­nomène ne parait pas être moins général, ni avoir moins de portee que le premier.

Pour peu qu’on observe avec attention la ma­nière dont une pensée est appelée par une autre, il devient évident que ce rappel n’est pas for­tuit, comme il peut paraître à une vue distraite, mais qu’il tient aux rapports secrets des deux conceptions. Hobbes, cité par Dugald-Stewart (.Elèrn. de la Phil. de l’esprit hum., trad. de l’anglais par P. Prévost, in-8, t. I, p. 162, Ge­nève, 1808), nous en fournit un exemple remar­quable. Il assistait un jour à une conversation sur les guerres civiles qui désolaient l’Angleterre, lorsqu’un des interlocuteurs demanda combien valait le denier romain. Cette question inatten­due semblait amenée par un caprice du hasard, et parfaitement étrangère au sujet de l’entretien ; mais, en y réfléchissant mieux, Hobbes ne tarda pas à découvrir ce qui l’avait suggérée. Par un progrès rapide et presque insaisissable, le mou­vement de la conversation avait amené l’histoire de la trahison qui livra Charles Ier à ses ennemis ; ce souvenir avait rappelé Jésus-Christ, égale­ment trahi par Judas, et la somme de trente deniers, prix de cette dernière trahison, s’était offerte alors comme d’elle-même à l’esprit de l’interlocuteur.

Souvent des rapports plus faciles à reconnaître, parce qu’ils sont plus directs, unissent entre elles nos idées. Comme le nombre en est infini, nous ne prétendons pas en donner une énumération complète ; nous nous bornerons à citer les prin­cipaux, la durée, le lieu, la ressemblance, le contraste, les relations de la cause et de l’effet, du moyen et de la fin, du principe et de la con­séquence, du signe et de la chose signifiée.

1° Au point de vue de la durée, les événements sont_ simultanés ou successifs. Une association d’idées, fondée sur la simultanéité, est ce qui rend les synchronismes si commodes dans l’étude de^ l’histoire. Deux faits qui ont eu lieu à la même époque se lient dans notre esprit, et, dès que le souvenir de l’un nous a frappés, il sug­gère l’autre. César fait penser à Pompee, Fran­çois I’r à Léon X, Louis XIV aux écrivains cé­lèbres que son règne a produits. D’autres liaisons reposent sur un rapport de succession qui nous permet de parcourir tous les termes d’une longue série, pourvu qu’un seul nous soit présent. Notre mémoire peut ainsi descendre ou remonter le cours des événements qui remplissent les âges ; elle peut de même conserver et reproduire une suite de mots dans l’ordre où ils s’etaient offerts à l’esprit, et ce qu’on nomme apprendre par cœur n’est pas autre chose.

2° Que plusieurs objets soient contigus dans l’espace et n’en forment, pour ainsi dire, qu’un seul, ou bien qu’ils soient séparés et simplement voisins, leur relation locale en introduit une autre dans les idées qui y correspondent. Une contrée rappelle les contrées limitrophes ; un paysage oublié cesse de l’être, lorsque nous nous sommes retracé un de ses points de vue. Là est tout le secret de lu mémoire dite locale. Telle est aussi une des sources de la vive émotion que produit sur l’âme la vue des lieux illustres. Nous en avons donné plus haut des exemples qui nous permettent de ne pas insister.

3° Le pouvoir de la ressemblance, comme élé­ment de liaison entre les pensées, apparaît dans les arts, dont les chefs-d’œuvre ; pure imitation d’un modèle absent ou d’une idee imaginaire, nous touchent comme fait la réalité. Ce même pouvoir est le principe de la métaphore et de l’allégorie, et en général de toutes les figures qui supposent un échange d’idées analogues. 11 se retrouve même dans une foule de jeux de mots comme les équivoques, et principalement les pointes ; une parité accidentelle de consonnance entre deux termes qui n’ont pas la même signi­fication inspire ces saillies si chères aux esprits légers.

4° Souvent on pense une chose, on en dit une autre qui y est contraire, et toutefois on est compris. Ainsi, dans Andromaque, Oreste rend grâce au ciel de son malheur, gui passe son es­pérance. Les poètes ont donné aux Furies le nom d’Euménides, ou de bennes déesses. La mer Noire, funeste aux navigateurs, était appelée chez les anciens Pont-Euxin, ou mer hospita­lière. Ces antiphrases ou ironies, transition d’une idée à l’idée opposée, sont l’effet d’une associa­tion fondée sur le contraste. Les pensées con­traires ont la propriété de s’éveiller mutuelle­ment, comme les pensées qui se ressemblent ; la nuit fait penser au jour, la santé à la maladie, l’esclavage à la liberté, la guerre à la paix^ le bien au mal. Un fait aussi simple n’est ignore de personne.

5° La vie privée et la science ont de nombreux exemples de la manière dont nos idées peuvent s’unir d’après des rapports de cause et d’effet : ainsi, l’œuvre nous rappelle l’ouvrier, et réci­proquement ; ainsi, le père nous fait songer aux enfants, et les enfants à leur père. C’est par l’ef­fet d’une relation analogue que le spectacle de l’univers excite dans l’âme le sentiment de la Divinité ; on ne peut contempler un si merveil­leux ouvrage, sans qu’aussitôt, par un progrès irrésistible, l’intelligence se reporte vers son au­teur.

6° Nos conjectures sur les intentions de nos semblables, les jugements criminels dans les cas de préméditation, la pratique des arts et de l’in­dustrie, sont autant de preuves de la facilité avec laquelle on passe de la notion d’un but aux moyens propres à y conduire, et réciproquement. Un projet, avant d’être accompli, nous est révélé par les actes qui en préparent l’exécution ; et si, par exemple, un inconnu a pénétré dans un ap­partement en forçant les portes, chacun présu­mera qu’il est venu pour voler. A la vérité, l’in­duction a beaucoup de part dans ces jugements, puisqu’elle en détermine le fait capital, qui est l’affirmation ; mais ici l’affirmation a pour objet un rapport qui suppose lui-même deux termes. Or, qu’est-ce qui met ces deux termes en pré­sence, qu’est-ce qui suggère que tel acte a tel but, et que telle fin peut s’obtenir par tels moyens, sinon l’association des idées ?

Pour apprécier le rôle et la fécondité des derniers rapports signalés, ceux du principe à la conséquence, du signe à la chose signifiée, il suf­fit d’une simple remarque : l’un est la condition du raisonnement, l’autre est la condition du lanage.