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de deux manières : par un effort énergique de la pensée repliée sur elle-même, ou par la contemplation du monde. Si nous interrogeons la pensée spéculative, Dieu est pour elle l’unité absolue ; mais si nous le cherchons dans le monde, nous l’y trouvons comme cause et comme fin, et par conséquent, il est esprit. Un esprit ne peut exister que dans une âme. Il y a donc en Dieu trois hypostases : l’un, l’esprit et l’âme.

L’un n’est pas cause : car s’il l’était, il serait mobile et actif. Il n’est pas l’intelligence : car l’intelligence la plus parfaite, qui est la pensée parfaite, se comprenant parfaitement elle-même comme objet parfait de la pensée, pensante et pensée tout à la fois, est double dans sa forme, quoique unique dans son essence. N’étant pas l’intelligence, il ne peut être l’intelligible, puisque la première intelligence est nécessairement le premier intelligible, selon la profonde formule d’Aristote : « La pensée est la pensée de la pensée. » S’il n’est pas intelligible, il n’a pas d’essence ; il n’est pas l’être. Supérieur au mouvement, à la cause, à la pensée, à l’intelligence, à l’être : tel est l’un, incompréhensible, ineffable, dépouillé de tout, parce qu’aucune des conceptions humaines ne peut lui être appliquée ; mais source de tout, parce que sans lui la cause éternelle elle-même ne serait pas. Au-dessous de l’un, est l’esprit, qui est l’intelligence, l’intelligible, l’être ; au-dessous de l’esprit est l’âme, qui est l’intelligence discursive, la vie et la cause. De ces trois hypostases de Dieu, la première est l’unité, la seconde possède l’unité, la troisième participe de l’unité.

Si la théologie de Proclus se bornait à ces données, elle ne différerait pas sensiblement de celle de Plotin. Cependant elle en diffère, et surtout en ce point que, pénétré de la nécessité d’exclure de l’unité tout ce qui implique mouvement et division, Plotin ne consent qu’à regret à placer en Dieu la faculté créatrice, et ne la place que dans la troisième hypostase ; tandis que Proclus, comprenant mieux la nature de la dialectique, fait l’unité ineffable sans la faire vide, et reconnaît que, si elle n’est pas cause aux conditions sous lesquelles notre esprit conçoit la cause, elle n’en est pas moins, de toute nécessité, pour la seconde et pour la troisième hypostase, ce que ces hypostases sont à leur tour pour le monde. Ainsi s’efface la dernière trace d’éléatisme dans l’école d’Alexandrie. Quand Malebranche a dit plus tard que Dieu a bien voulu prendre la condition basse et humiliante de créateur, il a été plus près de Plotin que de Proclus.

De cette conception nouvelle sur la nature de la cause première, il résulte que Proclus donne quelquefois à l’un le nom de père ; et qu’il attribue, comme Platon, à l’intelligence divine la qualité d’organisateur du monde, que Plotin ne plaçait que dans la troisième hypostase.

Voilà donc une différence établie entre la qualité de père du monde et celle d’organisateur du monde. Le père est principalement la source de l’être, et l’organisateur est la source de l’être et de l’harmonie, la providence. Mais il ne faut pas oublier que la production et l’organisation du monde, quoique rapportées à deux hypostases différentes, dépendent du même dieu et de la même action divine. C’est le dieu un et triple de l’école d’Alexandrie, à la fois simple et divisé, unique comme dieu, multiple dans ses hypostases. Ces divisions mêmes se multiplient encore dans Proclus ; et si son dieu est d’abord une trinité, comme celui de Plotin, chaque terme de cette trinité donne lieu à une nouvelle analyse, et la trinité devient ainsi ennéade.

Ces analyses, poussées à l’excès, donnent à tout système alexandrin l’apparence d’un ensemble de conceptions dialectiques, n’aboutissant pas à des réalités distinctes. Dans Proclus, surtout, l’analyse est poussée si loin, qu’il semble impossible d’y saisir des monades. Il faut pourtant, même par fidélité, s’arrêter aux divisions les plus importantes et, au fond, les plus persistantes. Il est très-vrai que, sous la dialectique de Proclus, chaque hypostase de la trinité se divise en trinités nouvelles ; mais il est vrai surtout qu’après avoir parcouru cette ennéade, en la modifiant plusieurs fois dans le cours de ses écrits, Proclus revient sans cesse à la trinité de Plotin, et y adhère fermement, comme à la forme la plus incontestable et la plus saisissante de la nature divine.

De même que Proclus place dans l’esprit l’attribution ou la fonction d’organisateur, il y place l’être en soi, ou l’animal en soi, ou l’éternel paradigme, c’est-à-dire l’ensemble des idées contenues, sous forme de système, dans une seule idée, qui est la nature même de l’esprit, considéré, non comme intelligent, mais comme intelligible. Et de même que le père, existant dans l’unité sous une forme ineffable, précède l’organisateur qui n’est, dans la seconde hypostase, que la paternité arrivée à une forme déterminée et intelligible ; le paradigme n’est aussi que la première apparition, dans l’ordre de l’intelligible, de l’idée intelligible, ineffable, enfermée dans l’un. Fénelon n’a pas dit autre chose, lorsque, avec moins de subtilité dans les termes, il a avancé que la nature corporelle elle-même était comprise d’une façon incompréhensible, dans la nature du créateur, quoique le créateur fût nécessairement un et immatériel.

De ce que l’intelligibilité du paradigme et de la cause commence seulement à la seconde hypostase, il suit que les spéculations sur l’origine du monde ne peuvent ni ne doivent remonter au delà. Ce n’est donc pas le père qu’on étudie, c’est l’organisateur ; et, dans l’ordre des idées, ce n’est pas l’un ineffable, antérieur et supérieur à l’être, c’est le premier intelligible, ou le paradigme.

La première spéculation sur l’organisateur a pour but de déterminer si l’intelligence organise ou produit toujours. Il est clair qu’elle organise toujours, puisque le monde organisé n’a ni commencement ni fin.

On doit se demander ensuite si son action sur le monde est nécessaire ou volontaire. Dans la pensée de Plotin, pour lequel les négations de la dialectique avaient une valeur absolue, Dieu ne pouvant penser au monde, ni l’aimer sans déchoir, agissait sur lui sans le savoir. Son action était donc nécessaire ; mais Proclus ayant, comme nous l’avons montré, mieux saisi la nature de la dialectique, son dieu en se pensant lui-même, se pense tel qu’il est, c’est-à-dire comme cause, et cette cause qu’il pense, il la pense aussi telle qu’elle est, c’est-à-dire actuelle et actuellement déterminée par la totalité de ses effets. Dieu peut donc, sans sortir de lui, connaître le monde ; il peut, il doit connaître et aimer le monde, sans cesser de se connaître ou de s’aimer uniquement. Donc, l’action de Dieu sur le monde est intelligente et volontaire.

Seulement, dans la peur de paraître considérer la production du monde comme contingente, s’il est produit volontairement, il arrive à Proclus de démontrer que l’origine du monde doit attribuée à la nature de Dieu et non à la volonté de Dieu. Cette contradiction ne peut être expliquée que par l’équivoque du mot volonté,