Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/150

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ue les principes constitutifs du monde sont’abord Dieu qui est la forme par excellence, l’unité absolue, et ensuite la matière qui n’a qu’une puissance passive, et ne peut être appelée principe au même titre que Dieu. Ibn-Gebirol s’inspire évidemment des traditions alexandrines, et son maître véritable, ce n’est pas Platon auquel il attribue parfois des idées qu’il n’a ja­mais connues ; c’est Plotin qu’il ne cite jamais, et dont il ignore peut-être le nom, mais dont les doctrines ont passé jusqu’à lui par l’intermé­diaire de livres plus ou moins authentiques, comme la Théologie attribuée à Aristote. Suivant Lui, il suffit de trois principes pour expliquer l’univers : d’un côté l’unité pure qui est Dieu, de l’autre la matière avec la forme, qui est le monde ; et entre ces deux extrémités, la volonté, qui est intermédiaire entre la cause suprême, et ses effets. Sa philosophie se réduit donc à trois sciences ; l’auteur a traité de la seconde, celle de la volonté, dans un livre qu’il men­tionne et qui est demeuré inconnu ; il ne paraît pas avoir beaucoup approfondi la première, celle de l’unité, mais il a fait sur la dernière, celle de la matière et de la forme, d’ingénieuses et pro­fondes remarques qu’il importe avant tout de recueillir.

Ibn-Gebirol est un réaliste : toute réalité, ditil, est dans les genres, et comme en définitive tous les genres quels qu’ils soient se ramènent aux deux grandes catégories de la matière et de la forme, il en résulte que ces deux abstractions deviennent pour lui les fondements de toute réalité, exception faite de la nature divine. Voici le procédé qui le conduit à cette conclusion. D’abord il y a une matière universelle, commune à la terre, au ciel, aux âmes, aux substances intermédiaires entre l’homme et Dieu. En effet, si on considère les corps, tels que nous les con­naissons ici-bas, il est clair que, malgré leurs différences, ils présentent un fond commun, qui sert de sujet à toutes les qualités corporelles, qui permet de les ranger sous une seule idée, dans l’entendement, et qu’on peut appeler, au sens le plus rigoureux, la matière. Si cette ma­tière n’existait pas, il n’y aurait entre les corps que des différences, et ce mot même de corps ne pourrait avoir de sens. Mais au-dessus des corps, il y a les âmes particulières ou universelles ; ontelles aussi leur matière, ou sont-elles de simples formes ; comme on le répétera d’après Aristote dans l’ecole thomiste ? C’est par sa réponse hardie à cette question qu’Ibn-Gebirol a surtout frappé l’attention des scolastiques et provoqué les réfutationsdu plus grand nombre. Les âmes sont compo­sées, comme tout le reste, de matière et de forme : sinon, elles ne formeraient pas un genre, et il n’y aurait entre elles que des dissemblances ; on ne pourrait pas dire de toutes réunies qu’elles sont spirituelles. Ces deux genres ne sont à leur tour que les espèces d’un genre supérieur, à savoir, la matière qui est identique dans chacun d’eux : car la matière corporelle et la matière spirituelle ne sont que des divisions, des déter­minations de la matière universelle. Il peut être choquant au premier abord d’entendre as­socier ces deux mots matière et esprit· mais on doit se rappeler que le premier a dans le langage péripatéticien un sens qu’il a perdu depuis : il désigne un des principes de l’exis­tence, et en affirmant que ce principe se retrouve partout où il y a un être, Ibn-Gebirol ne fait pas profession de matérialisme ; il constate seu­lement, suivant ses expressions, « que tous les êtres sont joints et unis ; » qu’il n’y a pas d’hia­tus dans cette immense hiérarchie de créatures, et que celle qui est au sommet a encore avec la plus infime une communauté de nature ; une seule matière, disons le mot, une seule sub­stance soutient le monde de l’étendue et celui de la pensée. Il y en a une preuve que l’auteur a considérée comme décisive, et qui rappelle certaines assertions de Spinoza. On convient généralement, dit-il, que le monde intelligible est la cause du monde sensible ; mais une cnose qui est causée par une autre a nécessairement avec elle quelque communauté dénaturé ; sms quoi elle n’en tirerait rien. Or si tout ici-bas est matière et forme, et si cette matière ne se retrouve pas dans le monde supérieur, d’où peut-elle venir, et comment dire qu’elle y a sa cause ? Il ne sert à rien d’objecter que les sub­stances spirituelles sont simples, et les autres composées, car leur simplicité est relative ; elles sont simples si l’on veut, par rapport aux sub­stances qui sont au-dessous d’elles ; mais elles sont véritablement composées par rapport à l’u­nité absolue qui est Dieu. En somme il y a une seule et même matière commune à tout ce qui existe, hormis Dieu, soutenant l’univers des âmes et celui des corps, également répandue dans les substances intermédiaires entre Dieu et le monde, et dans le monde lui-même. L’idée n’en est pas fixée avec une grande précision : elle est indéfinissable ; mais on peut la décrire : c’est une faculté spirituelle, de nature intel­ligible, et non sensible, tout à fait insaisissable à l’imagination ; une substance subsistant par elle-même, une en nombre, supportant toutes les différences, recevant toutes les formes, et donnant à tout son essence et son nom (liv. V, 29). Son être, à vrai dire, est une simple puis­sance d’être, et en même temps un éternel désir d’exister, « d’échapper à la douleur du néant. » Voilà pourquoi elle se meut pour re­cevoir la forme et pour se perfectionner. Quoi­qu’elle ne soit jamais sans forme, elle peut ce­pendant être sans certaines formes, comme on le voit à ses degrés inférieurs où elle est dénuée non pas de toute spiritualité, mais de « cette spiritualité seconde qui constitue l’essence des substances simples. » De même, quoique n’ayant pas de parties constituant un tout individuel, elle a comme deux extrémités, et par un bout elle s’élève presque à la hauteur du principe souverain, à la limite de la création, tandis que par l’autre elle descend jusqu’aux confins du non-être, à la limite de la cessation (liv. V, 30 à 45). Elle a deux propriétés, elle porte la forme, et elle est divisible et multiple ; ce n’est plus la pure unité, mais une unité qui se frac­tionne et qui devient la dyade, principe de la multiplicité (liv. IV, 18, 20). Ces explications sont un peu hésitantes : mais Spinoza lui-même ne sera guère plus intelligible dans sa doctrine de l’étendue indivisible et imperceptible au sens, qui ne diffère pas beaucoup de ce qu’Ibn-Gebi­rol appelle la matière.

9DICT. PHILOS.S’il n’y a qu’une seule matière, d’où peut pro­venir la variété des êtres ? Sans doute de la mul­tiplicité des formes ; car si toutes les choses sont composées de ces deux principes, et si chacun d’eux reste identique, et unique en es­sence, on cherchera vainement à distinguer les êtres. Mais les raisonnements, par lesquels on établit qu’une seule et même matière circule dans l’univers, s’appliquent avec plus de rigueur encore à la forme. En montant d’espèce en es­pèce, de genre en genre, on arrive à l’idée d’une forme universelle, « c’est-à-dire d’une espèce générale dans laquelle toutes les espèces ont leur principe » (liv. IV, 20). C’est elle qui est unie a la matière universelle, et constitue ainsi l’intelligence absolue, la première des choses