des êtres, c’est-à-dire dans l’exercice des facultés essentielles de la vie sous une forme déterminée, quoique plus ou moins variable. A l’exercice des facultés essentielles de la vie vient se joindre la sensibilité, qui change le bien en bien-être et le mal en souffrance ; qui fait rechercher, on pourrait presque dire qui fait aimer l’un par la puissance du désir, et fait fuir ou haïr l’autre par la force de l’aversion. A la sensibilité elle-même s’ajoute un degré de plus en plus élevé de perception, sinon de connaissance, et une activité instinctive qui a quelque ressemblance éloignée avec la volonté. L’animal n’est pas réduit à sentir son bien ; il en a une représentation intérieure puisqu’il est capable d’imagination et de souvenir. Il ne se borne pas à le poursuivre et à l’accomplir par le mouvement, purement physique de ses organes ; il le désire et jusqu’à un certain point il le veut.
Mais c’est dans l’homme que le bien se découvre à nous sous une forme éclatante et admet une variété d’expression, par conséquent une étendue dont il n’est pas susceptible dans les êtres inférieurs. Le bien, dans l’homme, nous présente au moins trois caractères qui répondent à trois ordres de facultés. Le bien physique, représenté à son plus haut degré par le développement et la conservation de son corps, ou pour le désigner d’un seul mot, le bien-être, est la fin à laquelle tendent les propriétés actives ou les énergies multiples de ses organes, secondées et dirigées non-seulement jiar la perception et la sensation, mais par la reflexion et la volonté, facultés étrangères à l’animal. Le bien intellectuel, c’est la fin à laquelle tendent toutes les facultés de l’esprit, toutes les forces et toute l’activité de la pensée. Il se résume dans la vérité, ou pour parler plus exactement dans la connaissance de la vérité, dans la science. Le bien moral, c’est le but que poursuit ou la règle à laquelle obéit la volonté éclairée par la raison ; c’est la fin que doit atteindre ou au moins se proposer tout être raisonnable et libre, sous peine de se rendre indigne de la raison et de la liberté ! Cette fin, c’est le devoir, et le devoir accompli se nomme la vertu.
Le bien-être, tel que nous venons de le définir, compris comme la satisfaction du corps et des facultés qui dépendent directement des sens, est étroitement lié à la satisfaction des besoins et des facultés de l’âme. Il est certain que nos forces et notre santé déclinent quand nos affections sont blessées, ou comme on dit vulgairement, quand notre cœur est en souffrance, quand le mépris nous poursuit, quand l’inquiétude nous accable, quand le remords nous déchire. Si, au contraire, le corps et l’âme sont satisfaits en même temps, alors ce n’est pas du bien-être que nous sommes en possession, mais du bonheur.
Ces trois biens de l’homme : le bonheur, la science et la vertu, ou le bonheur, la vérité et le devoir, devraient être par leur nature inséparables et ne former qu’un bien unique. On ne comprend pas, en effet, qu’un être intelligent, qui a reçu en même temps la faculté et le besoin de connaître la · vérité, puisse trouver le bonheur, un bonheur complet et digne de lui, en dehors de la science. On ne comprend pas davantage que le bonheur se passe de la vertu, puisque la vertu est l’accomplissement habituel des lois les plus élevées et des conditions les plus nécessaires de la nature de l’homme, considéré comme un être raisonnable et libre. Estil admissible qu’un être quelconque soit heureux ou trouve la satisfaction de tous ses besoins en dehors des conditions essentielles de son existence ? Enfin, s’il est vrai que les principes sur lesquels repose la vertu ne soient que les lois les plus élevées de la nature humaine, il est impossible de supposer que ces lois ne s’accordent pas avec toutes celles qui déterminent le but et qui règlent l’exercice de nos facultés ; par conséquent la vertu ne devrait pas pouvoir se disjoindre du bonheur.
C’est cette union de tous les biens, au moins de ceux que conçoit la raison et que poursuit l’activité de l’homme, en un bien unique et indivisible, que les anciens ont appelé le souverain bien. En dehors, ou ce qui revient au même, audessous du souverain bien, ils ne reconnaissaient que des biens secondaires.
Que cette unité existe dans la nature des choses, dans la nature du bien, cela est incontestable. Mais quand on tient compte des limites diverses dans lesquelles s’arrêtent les désirs, les efforts et les conceptions habituelles de l’homme, on rencontre inévitablement la multiplicité et la division. Combien y en a-t-il qui, en recherchant soit le bonheur, soit la vertu, les demandent complets ou même sont en état de comprendre les conditions sous lesquelles l’objet de leurs vœux atteint cette perfection ? L’immense majorité d’entre eux se contente d’un bonheur relatif ou d’une vertu relative. Peu leur importe que toutes les facultés et tous les besoins de leur être soient satisfaits ; il leur suffit que quelques-uns le soient. Ils accepteraient volontiers le bonheur avec l’ignorance et avec les désordres de l’immoralite, jusqu’à ce que l’expérience leur ait démontré que le bonheur n’existe pas à ce prix. De même, quand ils se flattent de marcher dans les sentiers de la vertu, ils n’ont le plus souvent d’autre but que d’échapper aux rigueurs de la loi ou au mépris de leurs semblables, que de vivre en paix avec eux-mêmes et avec les autres ou d’échapper aux peines d’une autre vie.
Quand le souverain bien, le bien unique, qui consiste dans la perfection de notre être, se trouve ainsi divisé et mutilé par l’ignorance, la faiblesse ou les passions humaines, alors il faut établir une hiérarchie entre les éléments, les buts partiels, les principes multiples dans lesquels il se décompose. Il est évident que le bonheur ne dépendant plus que de nos facultés secondaires ; ne représentant plus que des biens particuliers et variables, tels que le plaisir, l’intérêt, le pouvoir, doit être subordonné^ et quand cela est nécessaire, doit être sacrifie à la loi du devoir, qui commande à nos facultés supérieures ; qui est la règle et la condition de la liberté ; qui, imposé par la raison, participe à son unité, à sa perpétuité et à son universalité. La vertu, c’està-dire l’accomplissement du devoir, devient alors le bien absolu ; le bonheur n’est plus qu’un bien relatif, et la science, revêtue du même caractère, est un moyen d’atteindre à tous les deux.
De même que les biens de l’homme, les biens de tous les êtres qui sont susceptibles d’en avoir un. ou qui possèdent un certain degré de vie et d’individualité, se réduisent à un bien unique. Tous les êtres, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés, sont soumis à des lois générales qui, se coordonnant les unes avec les autres, forment ce qu’on appelle Je plan de la création ou l’ordre universel. Hors de ce plan rien n’existe, rien ne peut exister, parce que rien n’échappe aux lois, c’est-à-dire aux conditions de son existence, et que ces conditions elles-mêmes seraient impossibles si elles ne s’accordaient entre elles sous l’empire d’une loi commune, d’un ordre souverain qui s’impose également au monde physique et au monde moral.