Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/201

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les républiques de Platon, de Morus, des anabaptistes sont à la fois des conceptions in­sensées et criminelles. Aussi dans un « droit gou­vernement » la loi fondamentale comprend deux prescriptions essentielles : l’autorité du père de famille restera entière, et s’exercera sur sa femme et sur ses enfants, comme une véritable souve­raineté qui ne peut se déléguer, et d’une manière si absolue qu’elle entraîne le droit de vie et de mort, et la licence de tester à son gré. Le prince ne pourra porter atteinte à la propriété, garantie de la famille, ni même lever aucun impôt sans le consentement de la nation, ou de ses délégués les états généraux. L’esprit de l’auteur oscille sans cesse du droit des sujets à celui du souve­rain et les sacrifie et les relève tour à tour : on ne peut le critiquer sévèrement pour n’avoir pas résolu un problème si épineux : à vrai dire il ne l’a pas même posé, puisque sans descendre j usqu’à l’individu qui est l’élément actif et vivant de la société, il s’arrête à la famille et concentre en son chef toute la liberté. Pourtant il est une pré­rogative qu’il lui refuse ; il n’aura pas d’esclaves, l’esclavage est odieux et dangereux tout à la fois.

  1. est un outrage à la justice et se tourne à la perte de ceux qui semblent en profiter. 11 faut l’abolir et préparer par l’éducation l’affranchis­sement de ces êtres dégradés. Aucune voix chez les anciens, ni, il faut le dire avec regret, chez les écrivains sacrés, ne s’était encore élevée avec tant de force contre cette honteuse institution.

Quelle est maintenant la forme du gouverne­ment qui répond le mieux à ces principes, et d’a­bord y en a-t-il quelqu’une qui vaille mieux que les autres ? Avec un sens très-rare, Bodin se garde d’une solution trop absolue et ne paraît pas per­suadé qu’il y ait telle ou telle constitution par­faite, capable de procurer le bonheur du peuple.

Ilsent qu’à part les principes qui tiennent de la morale leur fixité, la politique est chose d’expé­rience et peut varier avec les temps et les hom­mes. Aussi il se souvient à temps de cette maxime de sa Méthode historique : « La philosophie mour­rait d’inanition si elle ne vivifiait ses préceptes

fiar l’histoire. » Les nations ne sont pas partout es mêmes, et dans chacune d’elles il peut même y avoir des différences entre les habitants de di­verses provinces : il faut tenir compte de cette diversité, et l’expliquer. Elle tient surtout au cli­mat et à la configuration géographique, peut-être même à la race. Cette influence, déjà indiquée

[tar Platon et surtout par Aristote, au livre IV de a Politique, si souvent marquée depuis Montes­quieu et Herder, fait varier les caractères, la for­tune, les mœurs, les occupations ; et elle rend les hommes si dissemblables qu’ils ne peuvent sup­porter les mêmes institutions. On peut les ranger en trois catégories : les peuples du Midi, ceux du Nord et les « mitoyens. » Leurs qualités et leurs défauts sont analysés avec sagacité, mais peut-être avec un peu de partialité pour ceux des régions moyennes : il les juge plus propres à res­pecter les droits et les lois, et à combiner les œuvres de l’intelligence avec celles de la force. Ainsi les Français sont supérieurs aux Allemands « qui font grand état du droit des Reistres, qui n’est ni divin, ni humain, ni canonique ; ainsi c’est le plus fort qui veut qu’on fasse ce qu’il commande. » Il faudra donc accommoder la répu­blique à ces humeurs, par exemple, elle sera théocratique dans le Midi et dans 1 Orient, mili­taire dans le Nord, et libre dans les contrées moyennes. Quant aux diversités qui distinguent une province d’une autre, il n’en faut pas tenir compte^ et Bodin réclame l’unité de législation qui déjà avait été demandée par le tiers, aux Etats de 1560. Ces sages considérations ne l’em­pêchent pourtant pas de classer et de comparer les diverses formes de gouvernement qu’il réduit à trois, suivant que le pouvoir est exercé par un seul, par tous ou par quelques-uns. Il y en a bien une quatrième que l’antiquité a prônée et qui lui arrive recommandée par Platon, Aristote, Polybe, Cicéron, c’est le gouvernement mixte, formé d’un mélange savant de la monarchie, de l’aristocratie, de la démocratie, et qui devait avoir plus tard des destinées si variables. Bodin n’en est pas enthousiaste ; il juge qu’en théorie il est impossible de comprendre comment l’équilibre se maintiendra entre ces éléments ennemis ; et remarque qu’en fait l’histoire n’en donne aucun exemple encourageant. Parfois il semble réfuter Cicéron et le de Republica qu’on cherchait vaine­ment au xvie siècle ; parfois aussi il a des argu­ments qu’on croirait empruntés aux polémiques de nos jours, et qui pourraient être embarrassants pour les partisans de la monarchie constitution­nelle. Surtout il se refuse à avouer la moindre ressemblance entre ce système et la monarchie française, qu’il déclare monarchie absolue. Entre les trois formes simples, il n’exagère pas les dif­férences et comprend que le nombre des per­sonnes qui exercent l’autorité n’est pas d’une extrême conséquence pour l’ensemble des insti­tutions : il accorde qu’il peut y avoir quelque chose de semblable à la démocratie sous le nom de monarchie, et qu’il est fréquent de dé­couvrir la tyrannie sous le régime démocratique. Mais les principes de ces trois constitutions n’en sont pas moins très-différents. La démocratie re­pose sur l’égalité, c’est là son mérite ; elle « cher­che une égualité et droiture en toutes loix ; sans faveur ni acception de personne ; » mais en même temps c’est sa faiblesse et sa ruine. Car son prin­cipe ne peut être maintenu sans violer celui de la justice qui exige quelque degré de dignité, parce qu’il y a des degrés de vertu, d’intelligence, de travail. L’aristocratie est fondée sur la modé­ration, parce qu’elle est une sorte de milieu entre les deux extrêmes ; mais cette modération est à la fois nécessaire et impossible. Reste la monar­chie, qui peut être tyrannique, seigneuriale, c’est-à-dire féodale, ou simplement royale. La dernière seule est « la plus seure république et la meilleure de toutes. » La seconde n’est qu’une transition, et la première est si odieuse, que le meurtre d’un tyran est un acte légitime. Si l’on demande à quel signe on reconnaît un ty­ran d’un roi et qui sera le juge, Bodin répond en énumérant les institutions dont il entoure le pouvoir royal, et qui le limitent de toutes parts^ tout absolu qu’il est nominalement : nécessité d’obtenir le consentement de la nation pour per­cevoir les impôts, pour lever les soldats ; convo­cation fréquente des États généraux, création d’un sénat inamovible, sorte de conseil d’État, qui parfois devient une cour de justice, et d’assem­blées provinciales chargées de représenter les in­térêts de chaque région ; indépendance des ma­gistrats et des officiers qui ne doivent obéir qu’à la loi, voilà les précautions à prendre pour ar­rêter la monarchie sur la pente du despotisme^ et partout où elles existent, on est sous l’autorité d’un roi et non sous le despotisme d’un tyran. Ce ne sont pas des garanties illusoires destinées à dissimuler la servitude : on ne peut confondre celui qui les propose avec les défenseurs du droit absolu des monarques ; d’autant moins qu’il y ajoute les conséquences ordinaires des gouverne­ments libres, l’égalité devant la loi, le droit de parvenir à toutes les charges, à tous les honneurs, reconnu à tous les citoyens sans distinction de naissance, de caste ; une pénalité équitable et personnelle, des impôts qui n’épargnent que les indigents,