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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/240

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Non-seulement elles sont universelles, mais encore elles déterminent nécessairement l’esprit : ainsi il nous est tout aussi impossible de juger que la nature n’existe pas, qu’il nous est impossible de juger que nous-mêmes n’existons pas. Enfin elles n’ont point de vérités antérieures ; et si quelqu’un niait une de ces vérités, il serait impossible de la lui démontrer par aucune vérité plus simple et plus évidente. Le P. Buffier donne les exemples suivants de ces premières vérités : « 1° Il y a d’autres êtres et d’autres hommes que moi au monde ; 2° il y a dans eux quelque chose qui s’appelle vérité, sagesse, prudence · 3° il se trouve dans moi quelque chose qui s’appelle intelligence et quelque chose qui n’est point cette intelligence et qu’on appelle corps ; 4° ce que disent et pensent les hommes en tous les temps et en tous les pays du monde est vrai ; 5° tous les hommes ne sont pas d’accord à me tromper et à m’en faire ac­croire ; 6° ce qui n’est point intelligence ne saurait produire tous les effets de l’intelligence, ni des parcelles dematière remises au hasard former un ouvrage d’un ordre et d’un mouvement régulier. »

Cette liste, que le P. Buffier n’a pas la pré­tention de donner comme complète, présente de nombreuses analogies avec la liste que Reid a donnée des mêmes principes sous le nom de pre­miers principes des vérités contingentes. Dans l’une et l’autre liste on peut remarquer des défauts analogues, des lacunes, du vague et des répéti­tions. Le P. Buffier, prenant ensuite une à une chacune des vérités, montre qu’elle porte avec elle les caractères distinctifs des vérités premières.

Cette théorie du sens commun est ce qu’il y a de plus important et de plus caractéristique dans la philosophie de Buffier. C’est au nom de ces vérités premières du sens commun qu’il juge tous les systèmes, et qu’il tranche ou déclare insolubles, sans hésiter, la plupart des questions de la métaphysique, et toute discussion se ré­sume, pour lui, en un appel au sens commun. En un mot, il a la même méthode, les mêmes procédés, le même horizon philosophique que l’école écossaise. Pour nous, ce n’est pas tout à fait ainsi que nous concevons le rôle de la phi­losophie. Sans doute elle doit constater l’existence de vérités premières, évidentes par elles-mêmes ; mais là n’est pas toute sa tâche. L’existence de ces vérités étant établie, il faut en rechercher l’origine, il faut remonter à leur source. Comment se fait-il que certaines vérités marquées du double caractère de l’universalité et de la nécessité se retrouvent dans toutes les intelligences ? Quelle est la source commune d’où elles découlent ? C’est là une question que le P. Buffier n’a pas résolue, qu’il ne s’est pas même posée. En outre, s’en tenir aux affirmations pures et simples du sens commun, c’est retrancher de la philosophie toute l’ontologie, et les questions qui de tout temps ont eu le privilège d’intéresser au plus haut degré le genre humain. La philosophie, sans nul doute, ne doit jamais aller contre les vérités universel­lement reconnues ; mais elle peut, mais elle doit aspirer à en rendre compte. En effet, à quoi se bornent les affirmations de vérités du sens commun ? Elles nous attestent que tout phéno­mène se rapporte à une substance et à une cause ; mais elles ne nous apprennent rien sur la nature de cette substance et de cette cause. Le sens commun nous affirme l’existence du temps et de l’espace ; mais si vous l’interrogez sur la nature du temps et de l’espace, il ne vous répondra pas. De même, il nous al firme l’existence d’une beauté, d’une justice ; mais ilne sait pas en quoi consiste l’essence de cette beauté et de celte justice. Donc, si la philosophie comprend nécessairement ces grandes questions relatives à la nature de la substance, de l’espace, du temps, de la justice, de la beauté, la philosophie ne peut s’en tenir au sens commun, puisque sur ces questions le sens commun est muet. Or l’esprit humain ne se pose-t-il pas ces questions, et la philosophie ne doit-elle pas, en conséquence, les agiter et s’ef­forcer de les résoudre ? Ainsi, la philosophie, comme Buffier, Reid et la plupart des philosophes écossais semblent le croire, ne doit pas se tenir dans les bornes des croyances du sens commun, elle doit les approfondir et les expliquer sous peine d’en demeurer à un dogmatisme vulgaire.

A côté de la théorie du sens commun, on trouve encore dans le Traité des vérités premières quelques questions que le P. Buffier a traitées avec une certaine originalité^ et résolues à l’avance dans le sens de l’école ecossaise : telles sont les deux questions de la valeur du témoignage des sens et de la nature des idées. Tous les philoso­phes de toutes les écoles s’accordaient, à cette époque, à déclarer suspect et trompeur le témoi­gnage des sens ; Bulfier, néanmoins, entreprend d’en défendre en une certaine mesure la légiti­mité. Il explique assez bien la vraie cause des prétendues erreurs attribuées aux sens. Ce ne sont pas les sens qui nous trompent, mais les jugements que nous portons à l’occasion du témoignage des sens : les sens ne nous montrent jamais que ce qu’ils doivent nous montrer con­formément aux lois générales de la nature. Ainsi l’objet propre de la vue, c’est la couleur. Toutes les couleurs que nous montre la vue n’ont que deux dimensions et sont toutes sur un même plan ; néanmoins nous voulons juger par la vue de ce qui est l’objet propre du toucher, à savoir : des distances et des dimensions des corps, et alors il nous arrive de nous tromper ; mais l’erreur vient de ce jugement par lequel nous étendons arbitrairement les affirmations immé­diates du sens de la vue au delà de leurs vraies limites, et non du témoignage de la vue. Toutes les erreurs imputées à l’ouïe et aux autres sens s’expliquent de la même manière ; toutes pro­viennent, non du témoignage direct et immédiat de chacun de ces sens, mais des jugements par lesquels nous en étendons arbitrairement la portée. Reid a traité la même question avec plus d’étendue, et il la résout aussi de la même ma­nière et à peu près avec les mêmes arguments.

Buffier a encore devancé Reid sur la question de la nature des idées, sans toutefois y attacher la même importance. En effet, dans un chapitre intitulé : Ce qu’on peut dire d’intelligible sur les idées, il définit les idées de pures modifica­tions de notre âme, qui ne peuvent pas plus être distinguées de l’entendement que le mouvement du corps remué. Dans ses observations sur la métaphysique de Malebranche, il soutient encore que les idées ne sont pas des êtres réels distincts de l’esprit qui connaît, et que leur réalité est une réalité purement iaéale. Il est impossible de condamner d’une manière plus expresse la théorie des idées représentatives.

Tels sont les points les plus remarquables et les plus originaux du Traite des vérités premières. Le P. Bulfier, dans le même ouvrage, aborde bien, il est vrai, une foule de questions métaphysiques relatives a la nature des êtres, à la nature de l’âme, à la liberté, à l’immortalité ; mais il les traite et les résout un peu superficiellement, et le plus souvent il ne semble pas même entrevoir les vraies difficultés. Néanmoins, et malgré ses défauts et ses lacunes, la philosophie du P. Buffier, placée entre la philosophie de Dcscartes, qui, comme système, va bientôt mourir, en laissant toutes les sciences et toute la société pénétrées de son esprit et de sa méthode, et la philosophie de