celles-ci, n’y en eût-il qu’une seule contre mille des premières, notre assurance, quoique très-fondée, resterait inquiète et chancelante ; nous n’aurions pas le droit de dire : nous sommes certains. La probabilité, en un mot, peut croître indéfiniment, sans engendrer la certitude ; parvenue à son plus haut degré, elle est encore séparée de l’évidence par un abîme.
Une fois constaté que la certitude prise en elle-même est une manière d’être, un état, un phénomène à part et sui generis, l’observation conduit à y reconnaître des variétés assez nombreuses qui tiennent à la fois aux objets et au mode d’action des pouvoirs de l’esprit.
Il y a une certitude de la conscience qui comprend les états et les opérations du moi, ses facultés, son existence, sa nature ; une certitude des sens, qui a pour objet le monde matériel et les propriétés des corps ; une certitude de la raison, qui environne les vérités premières de l’ordre moral et métaphysique ; la certitude de la mémoire, qui nous rappelle les événements antérieurs ; celle du raisonnement, qui nous conduit d’une vérité à une autre, comme d’un fait à une loi, d’un principe à sa conséquence ; celle enfin du témoignage, car les faits qui nous sont attestés par nos semblables obtiennent de nous la même foi que si nous les avions découverts par nous-mêmes.
Dans tous ces cas, la certitude n’a pas lieu de la même manière. Dans les uns, elle.est instantanée, immédiate · nous y parvenons avant même de l’avoir cherchee ; c’est ce qui arrive pour les données de la conscience, des sens, de la mémoire et de la raison. Au contraire, dans l’exercice du raisonnement, elle se forme péniblement et suppose la réflexion ainsi que des idées intermédiaires. Je me souviens, tel corps existe, la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, voilà des propositions que tous les hommes jugent vraies, sans avoir besoin d’autre explication que celle du sens des mots. Mais il ji’en est pas de même si l’on nous dit que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits ; nous n’admettons ce théorème qu’après y avoir réfléchi et en avoir pesé et comparé tous les termes.
Ce qui est plus grave que les distinctions qui précèdent, et ce qu’il importe de bien comprendre, c’est que l’origine de la certitude ne doit pas être attribuée à telle ou telle faculté à l’exclusion des autres, mais qu’elles sont toutes, prises chacune dans leur sphère, également légitimes et véridiques. Une école conteste le témoignage des sens, de la raison, du raisonnement et de la mémoire ; elle ne reconnaît d’autre autorité que celle de la conscience, et elle prétend faire sortir toute certitude de l’idée seule du moi. Une autre école demande à la sensation le principe unique de la vérité, et, depuis Épicure jusqu’à M. de Tracy, les représentants de cette école regardent comme illusoires les notions qui ne peuvent se ramener à des éléments sensibles. Enfin, si l’on en croit l’auteur de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, le fondement de la connaissance ne se trouve pas dans la raison de l’individu, mais dans l’accord des opinions et dans l’autorité. Toutes ces théories sont hors du vrai, et entraînent des conséquences qui ne permettent pas de les admettre.
Placez-vous dans la conscience l’origine de la certitude ? vous supposez d’abord très-arbitrairement que l’évidence ne se rencontre que dans les phénomènes intérieurs, tandis que de fait, elle appartient à bien d’autres vérités. Votre supposition va même contre votre principe, car la conscience nous dit que nous n’avons pas plus le
DICT. PHILOS.
pouvoir de mettre en question la réalité de la matière et lès axiomes mathématiques que notre existence propre. En second lieu, vous êtes réduit, si vous voulez rester conséquent, à ne rien admettre d’assuré, hors votre esprit et ses opérations, comme ces disciples de Descartes qui, de l’exagération même de leur système, reçurent le nom d'égoïstes ; ou bien, si vous prétendez sortir de vous-même et arriver à Dieu et au monde, vous n’y parvenez qu’au prix d’inévitables contradictions ; car vous êtes tenu d’employer l’aide du raisonnement, de la raison et de la mémoire, en d’autres termes, toutes les facultés dont vous avez commencé par infirmer la valeur et la véracité. L’histoire nous dit combien Malebranche et Descartes ont dépensé de travail et de génie à donner une preuve de l’existence du monde meilleure que le témoignage des sens ; mais l’histoire nous apprend aussi que tant d’efforts n’ont abouti qu’aux plus étranges paralogismes, à des sophismes qu’on appellerait grossiers, comme l’a dit Royer-Collard, s’il ne s’agissait d’aussi grands hommes.
Voulez-vous, au contraire, que le fondement de la certitude soit la sensation : vous retrouvez toutes les difficultés contre lesquelles le cartésianisme a échoué, et même de beaucoup plus grandes encore ; car cette hypothèse conduit logiquement à la négation de la pensée, des causes et des substances, de l’infini, du bien et du beau, toutes choses qui ne sont pas visibles à l’œil ni tangibles à la main. Voilà donc la science et l’art, la religion et la morale, privés des idées qui leur servaient de base ; et la nature sensible elle-même, qui était supposée renfermer toute réalité, se trouve n’offrir que de vaines apparences, des phénomènes sans lois, des qualités sans sujet, partout une "surface, et de fond nulle part. Mais ces apparences qui varient d’individu à individu, et pour le même individu selon le pays, le temps et les circonstances, n’offrent ellesmêmes au sujet pensant aucun point capable de le fixer. Il peut également les affirmer ou les nier tour à tour, ou dans le même instant, de sorte qu’après être parti de cette maxime que toute vérité est dans la sensation, on se trouve amené à celle-ci, que tout est faux et que tout est vrai à la fois, c’est-à-dire qu’il n’y a rien d’assuré ni dans la science ni dans la vie, ni pour l’entendement ni pour la sensibilité. La philosophie de la sensation a porté en tous lieux et dans tous les pays ces douloureux et inévitables fruits. Elle les portait déjà il y a deux mille ans, lorsqu’un sophiste resté fameux, Protagoras, considérait l’homme comme la mesure de toutes choses, et que Platon écrivait un de ses admirables dialogues, le Théétète, pour combattre une aussi funeste maxime ; elle les a portés de nouveau à une époque voisine de nous, avec les successeurs de Locke, avec ceux de Condillac, et on peut affirmer que si la raison la repousse, le témoignage de l’histoire la condamne également.
Que si, enfin, vous rejetez l’autorité de la conscience, des sens, et en général de toutes les facultés du moi, pour concentrer toute certitude dans l’accord des opinions, vous exagérez singulièrement la portée du témoignage, qui est sans contredit pour l’homme, nous l’avons reconnu, une source féconde de jugements indubitables, mais qui ne saurait tenir lieu des autres moyens de connaître. Combien de faits dont nous sommes certains et que nous n’avons appris que par nous-mêmes ! Faudrait-il qu’un homme, relégué dans une île déserte, comme Robinson, doutât de toutes choses, parce qu’il n’aurait jamais à consulter d’autre opinion que la sienne ? Faudrait-il, par le même motif, ne tenir aucun compte des
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