de Plotin, le même esprit les animait. D’ailleurs si l’on excepte Syrien, Proclus, et Marinus, l’étude de l’éloquence et des lettres dominait surtout à Athènes : la philosophie avait son centre à Alexandrie. Au vic siècle, l’école revint périr obscurément sur les lieux où Am— monius l’avait fondée, où Hiéroclès, Enée de Gaza, Olympiodore, Hypatie, Isidore même, transfuge à Athènes, l’avaient illustrée. C’était là que les premiers chrétiens avaient fondé le Didascatée et l’un des trois grands sièges épiscopaux de l’Église naissante ; c’était là que le polythéisme devait triompher ou périr.
Le premier caractère de la philosophie des alexandrins, le plus frappant et aussi le plus extérieur, c’est l’éclectisme. Ce fut, en effet, la prétention avouée de cette école, de réunir en un vaste corps de doctrine la religion et la philosophie, la Grèce et la mythologie orientale. Pour ces esprits, dont l’unique soin était de tout découvrir et de tout comprendre, les différences ne furent que des malentendus ; il n’y avait plus de secte ; toutes ces querelles entreprises pour maintenir la séparation entre les dogmes de diverses origines ne semblaient qu’une preuve d’ignorance, des préjugés étroits, l’absence même de la philosophie. Au fond, le genre humain n’a qu’une doctrine, moitié révélée, moitié découverte, que chacun traduit dans sa langue particulière et revêt des formes spéciales qui conviennent à son imagination et à ses besoins : celui-là est le sage, qui découvre la même pensée sous des dialectes divers, et qui, réunissant à la fois la sagesse de tous les peuples, n’appartient à aucun peuple, mais à tous, qui se fait initier à tous les mystères, entre dans toutes les écoles, emploie toutes les méthodes, pour retrouver en toutes choses, par l’initiation, par l’histoire, par la poésie, par la logique, le même fonds de vérités éternelles.
Toutefois on ne doit pas attribuer aux alexandrins un syncrétisme aveugle. S’ils ont poussé à l’excès leur indulgence philosophique et reçu de toutes mains, quelquefois sans discernement, ils n’en connaissaient pas moins la nécessité d’un contrôle. Nous avons de Plotin une réfutation en règle du gnosticisme dans laquelle il déploie un sens critique et une vigueur d’argumentation dignes des écoles les plus sévères. Amélius écrivit quarante livres contre Zostrianus et fit un parallèle critique des doctrines de Numénius et de Plotin. Porphyre réfuta le περί Ψυχής, et démontra que les livres attribués à Zoroastre n’étaient pas authentiques. Il se rencontre parmi eux de véritables détracteurs d’Aristote. Il est vrai que leur qualité de platoniciens pouvait les ranger parmi les adversaires du péripatétisme ; mais, s’ils sont platoniciens, c’est une preuve de plus qu’ils n’acceptent pas toutes les traditions au même titré, et qu’ils se rattachent à une école dogmatique, au moins par leurs intentions et leurs tendances générales.
S’ils sont à la fois Grecs et barbares, philosophes et prêtres, la Grèce et la philosophie dominent, et surtout la philosophie platonicienne. Puisqu’ils voulaient allier toutes les doctrines et pourtant se rattacher principalement à l’esprit d’une certaine école, l’Académie seule leur convenait : c’est dans l’histoire philosophique de la Grèce, l’école qui prête le plus à l’enthousiasme. Et dans le platonisme, que prennent-ils ? Le côté le plus vague et le plus mystérieux, ce que l’on pourrait appeler le platonisme pytha— gorique. Les symboles pythagoriciens leur servaient en quelque sorte de lien entre la dialectique et l’inspiration, entre la cosmogonie du Timée et celle des Mages.
Enfin l’autorité même de Platon, quoique certainement prédominante, n’est pas souveraine parmi eux. Plotin répétait pour lui-même le fameux Amicus Plato. On connaît ce mot de Porphyre, cité par S. Augustin (de Red. an. lib. I), que le salut, τήν σωτηρίαν, ne se trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la discipline des gymnosophistes et des brahmanes, ni dans le calcul des Chaldéens, et qu’il n’y en a aucune trace dans l’histoire. Rien n’est plus propre à exprimer la véritable nature de cet éclectisme que la division presque constamment employée par les professeurs alexandrins dans leurs leçons publiques : εϊ αληθώς, εί ίΐ/ατονικώς, au point de vue de la vérité, au point de vue de Platon.
Ils nous ont laissé plus de commentaires et d’expositions historiques que de traités de philosophie proprement dite. Cependant les plus éminents d’entre eux ont une doctrine qui leur est propre^ et il ne faut pas oublier que celui qui interprete mal une theorie, est en réalité un inventeur, tandis qu’il croit n’être qu’historien. D’ailleurs les commentaires alexandrins ne sont pas, comme ceux d’Alexandre d’Aphrodise, un simple secours à l’intelligence du lecteur, pour rendre plus accessibles les difficultés du texte ; ce sont presque toujours les mémoires philosophiques de celui qui les écrit, et il y entasse, à propos des opinions de son auteur, outre toute l’érudition qu’il a pu recueillir, les idées, les sentiments et les systèmes qui lui appartiennent en propre. Le rôle d’historiens ou de disciples ne suffit pas à des hommes tels que Plotin ou Proclus. A côté de leur respect pour la tradition, et surtout pour la tradition platonicienne, quelle fut donc la méthode de philosopher des alexandrins ?
Cette méthode est double ; elle commence par la dialectique et finit par le mysticisme. Il ne faut pas tenir compte des intelligences de second ordre, qui n’ont qu’une importance historique et ne servent qu’à transmettre, en les altérant, les traditions communes d’un maître à un autre. Ceux-là, comme il arrive, ont pris l’excès pour la force, et se sont lancés d’un bond aux extrémités ; mais les premiers maîtres alexandrins, ceux qui ont imprimé un caractère à toute cette philosophie, ne se sont pas jetés de prime abord dans l’illuminisme ; ils y sont arrivés après expérience faite de l’impuissance vraie ou prétendue de la raison.
Platon connaissait et appliquait à merveille le procédé de la dialectique, mais il n’en comprenait pas la nature ; et c’est la source des erreurs qui les ont tant troublés, lui, Aristote et leurs successeurs, et qui ont fini par jeter les alexandrins dans le mysticisme.
Après avoir établi que l’objet de la science ou l’intelligible est le général, et que le multiple ou le divers n’est qu’une ombre ou un reflet de la réalité, Platon s’attache à construire cette grande échelle hiérarchique dont l’unité absolue occupe le sommet, à titre de dernier universel, et qui a pour base ce monde de la diversité et du changement dans lequel nous sommes plongés ; mais ne comprenant pas que dans l’opération difficile que notre esprit accomplit pour aller de ce qui est moins à ce qui est plus, il puisse avoir à éliminer ses propres illusions, et à rendre de plus en plus claire et manifeste, par ces éliminations toutes subjectives, la perception d’une réalité conçue dès l’origine à travers un nuage, il prend tous ces états intermédiaires de nos conceptions pour des entités successivement perçues, et leur donne une réalité objective, c’est-à-dire qu’il fait de toute con· ceplion